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Thèse de sciences du langage, Université de Paris III – Sorbonne Nouvelle
Étude des verbalisations métalinguistiques d’apprenants coréens sur l’imparfait et le passé composé en françaisIntroduction Chap. 1 Chap. 2 Chap. 3 Chap. 4 Chap. 5 Chap. 6 Chap. 7 Conclusion Résumé Biblio Corpus Index 1 Index 2 Annexe 1 : Exercice Annexe 2 : Conventions
Chapitre 5. Aspect en français et en coréen, grille d’observation et méthode d’analyse des verbalisations
Dans le chapitre précédent, nous avons délimité notre objet d’étude : la conceptualisation de trois apprenantes coréennes adultes du passé composé et de l’imparfait à travers leurs verbalisations, recueillies dans une tâche d’exercice à trous. Les deux entretiens constituant notre corpus ne saisissent que deux moments dans le continuum du long processus de construction de connaissances sur la langue cible.
Les valeurs aspecto-temporelles véhiculées par le passé composé et l’imparfait[125] étant choisie comme phénomène linguistique à observer, il nous semble utile d’en faire une succincte présentation. Cette étude préalable nous permettra d’élaborer notre outil d’observation des verbalisations. Nous étudierons ensuite par quels moyens linguistiques se manifestent en coréen langue source les valeurs du passé composé et de l’imparfait. Cette étude comparative se fera en suivant notre grille d’observation, et elle nous amènera à formuler des hypothèses sur les éventuelles zones de transferts et les difficultés. Pour finir, nous présenterons notre méthode d’analyse de données, correspondant à une méthode d’interprétation des verbalisations, suivies des informations sociolinguistiques sur nos apprenantes, ainsi que sur le déroulement de l’enquête.
1. Temps et aspect
Dans cette partie, nous présenterons succinctement les notions de temps et d’aspect. Les exemples utilisés seront empruntés au français.
1.1. Temps
Pour considérer l’information temporelle, on a besoin d’un axe unidimensionnel du temps sur lequel on peut situer les moments à considérer. Depuis Reichenbach (1947), on pense que trois moments sont nécessaires dans la référence temporelle : a) le moment de locution, moment où l’on prononce un énoncé, b) le moment d’un événement situé par rapport au moment de locution et c) à propos duquel on asserte un autre événement. Par exemple, dans la phrase quand ils sont arrivés à Rennes, il pleuvait, le moment de locution est le moment où le locuteur prononce cet énoncé. La proposition Quand ils sont arrivés à Rennes (second moment), marque qu’il s’agit d’un événement du passé par rapport au moment de locution et qui constitue en même temps lui-même un repère, à propos duquel le locuteur asserte un autre événement il pleuvait (troisième moment). Reichenbach les nomme respectivement Speech time, Reference time et Event time, étiquetages dont on trouve d’autres appellations chez d’autres linguistes, comme le montre le tableau de Noyau :
Reichenbach (1947)
François (1984)
Klein (1988)
Noyau (1991)
S : speech time
R : reference time
E : event time
tL : temps du locuteur
tS : temps situatif
tE : temps de l’événement
TU : time of utterance
TT : topic time
TM : time of matter
MP : moment de la parole
MQ : moment en question
MS : moment de la situation
[Tableau 7 : Appellations des trois moments nécessaires à la référence temporelle, Noyau 1991 : 53)]
La catégorie grammaticale de temps désigne en général les rapports entre le moment de locution pris comme repère et une situation ou un événement dont on parle par rapport à ce repère. Si l’événement dont on parle est antérieur au moment de locution, c’est le passé, s’il est situé simultané, c’est le présent, et s’il est postérieur, c’est le futur. Certains appellent cette relation déictique une chronologie absolue (Gardes-Tamine, 1988).
1.2. Aspect
Les travaux sur la notion d’aspect sont nombreux et il existe, selon nous, deux grandes approches. Dans la première approche, on cherche à établir les différents moyens linguistiques et les diverses notions aspectuelles correspondantes. Dans cette tâche, soit on peut suivre une démarche sémasiologique, en partant de la forme pour arriver aux notions, soit on peut suivre une démarche onomasiologique, en distinguant d’abord les différentes notions aspectuelles pour arriver aux divers moyens linguistiques qui les expriment. Les moyens linguistiques les plus étudiés appartiennent à deux catégories : a) l’aspect lexical (ou mode d’action ou Aktionsart en allemand), pour les notions aspectuelles contenues dans le groupe verbal (verbe et argument) et b) l’aspect grammatical, pour les notions aspectuelles exprimées par la flexion verbale.
La seconde approche propose une autre définition de la catégorie d’aspect. Dans cette approche, parmi les trois moments nécessaires dans la référence temporelle, seuls sont considérés comme relevant de l’aspect, les rapports entre le moment repère (Topic time chez Klein ou Moment en question chez Noyau) et l’intervalle dont on parle par rapport à ce repère (Time of matter chez Klein et Moment de la situation chez Noyau). Nous examinerons un peu plus en détail ces deux approches.
1.2.1. Différents moyens linguistiques porteurs des notions aspectuelles
Parmi les différents moyens linguistiques porteurs de diverses notions aspectuelles (cf. Maingueneau, 1981), on peut relever d’abord les morphèmes qui expriment la répétition (recommencer), l’itérativité d’un procès (toussoter) ou le changement d’état (rougir, scandaliser, caraméliser). Le lexique verbal, en particulier, la sémantique du verbe lui-même contient également la notion de changement d’état (naître, mourir, vieillir), la notion de durée (éclater, dormir), et les phases d’un procès (s’endormir, s’envoler). On inclut en général le complément du verbe dans les notions aspectuelles exprimées par le lexique verbal (courir trois kilomètres, aller à l’école, manger une pomme). Les adverbes et les compléments circonstanciels de temps, ainsi que les périphrases verbales expriment également la fréquence (souvent, tous les jours) et les phases (commencer à, se mettre à, finir de, cesser de, achever de). La flexion verbale est un autre porteur important de la notion d’aspect (ex. il chantait/il chanta). Parmi ces divers moyens véhiculant les notions d’aspect, nous parlerons de la morphologie verbale (aspect grammatical) et la sémantique du verbe (aspect lexical), qui sont les plus étudiés.
1.2.1.1. Aspect grammatical
L’aspect grammatical désigne les notions temporelles véhiculées par la flexion verbale. Ces notions temporelles désignées sont appelées souvent l’aspect accompli et l’aspect inaccompli (ou l’aspect perfectif et l’aspect imperfectif). Par exemple, en français, les formes verbales simples et composées sont considérées comme marquant respectivement l’aspect inaccompli et accompli. Confais (1990) qualifie par ailleurs l’aspect grammatical de subjectif, par rapport à l’aspect lexical qui est objectif. Car, par exemple, le verbe à sémantique durative (ex. dormir) ou ponctuelle (ex. éclater), peut être présenté, selon le choix du locuteur, dans une perspective accomplie (par ex. passé composé) ou inaccomplie (par ex. présent).
1.2.1.2. Aspect lexical
L’aspect lexical (Aktionsart) désigne les notions temporelles incluses dans la sémantique du prédicat minimal, comprenant le verbe et son argument (ex. finir le devoir). Cette notion a été introduite en Allemagne dans les années vingt pour distinguer d’une part, le « mode d’action impliqué dans le lexème verbal indépendamment de ses réalisations grammaticales » et d’autre part, l’Aspekt, une « variation signifiante du verbe, liée à un choix du locuteur » (Confais 1990 : 148). L’aspect lexical indique « le temps nécessaire à la réalisation du procès indiqué par le verbe » (Wilmet, 1976)[126] ou « une qualité sémantique invariante du verbe », donc, objective, dans le sens où le locuteur ne peut pas la modifier (Confais, 1990).
Différents types de classements de l’aspect lexical sont proposés par des linguistes. Wilmet (1976) parle des procès longs (ex. vivre, chanter), brefs (ex. jaillir, éclater), inchoatifs[127] ou conclusifs (ex. acheter), et également de la dichotomie des événements cycliques[128] qui s’expriment par des verbes à terme fixe comme trouver, partir, mourir, et des événements non cycliques s’exprimant par des verbes sans terme fixe comme dire, chercher, marcher. De façon similaire, Maingueneau (1981) propose l’aspect lexical en quatre oppositions : itératif/unique (sautiller/sauter), inchoatif/non inchoatif (jaunir/être jaune), ponctuel/duratif (fermer la porte/pleuvoir), conclusif/non-conclusif (acheter/habiter). Confais (1990) distingue les verbes téliques[129] désignant des procès qui ont un début et une fin et les verbes cycliques désignant des procès qui se répètent. Riegel, Pellat et Rioul (1994) parlent, pour la même télicité des procès, de verbes perfectifs marquant un procès qui a un début et une fin, et des verbes imperfectifs, marquant un procès dont on ne peut voir la fin. Klein (1994) classe les verbes à zéro état, verbes à un état et verbes à deux états, selon que le verbe contient une transition d’état interne ou non.
On observe que l’aspect lexical s’harmonise la plupart du temps avec l’aspect grammatical : les verbes dits perfectifs qui contiennent un terme (acheter, sortir) prennent souvent une flexion à aspect accompli (en français, formes verbales composées), et les verbes dits imperfectifs qui ne contiennent pas de terme (dormir, courir), la flexion à aspect inaccompli (formes verbales non composées). Mais il arrive que les verbes perfectifs prennent une flexion à aspect inaccompli, par exemple, à l’imparfait. Dans ce cas, l’énoncé peut prendre une valeur itérative (La marquise sortait à cinq heures dans Riegel et al., 1994) ou un autre effet dit pittoresque (A midi juste, la bombe explosait dans Wilmet, 1976).
1.2.2. Notions aspectuelles
Le classement de différentes notions aspectuelles fait l’objet de nombreuses études. Nous en présenterons quelques exemples.
1.2.2.1. Grevisse
Grevisse (1990) distingue, indépendamment des moyens linguistiques qui les expriment, l’aspect : instantané (« un éclair brille »), duratif (« je suis en train de bêcher »), inchoatif ou ingressif (« il s’endort »), itératif (« elle buvote son vin »), accompli (« je finis d’écrire... »), imperfectif (« j’écrivais »), et l’aspect de proximité dans le passé ou dans le futur (« Je viens d’écrire ; je vais partir »).
1.2.2.2. Riegel, Pellat, et Rioul
Riegel, Pellat, et Rioul (1994) relèvent six oppositions entre deux aspects et une catégorie sans opposition, ce qui donne au total treize aspects qui se réalisent par divers moyens linguistiques : aspects accompli (flexion verbale, formes composées) et inaccompli (flexion verbale, formes simples), aspects perfectif (Aktionsart, casser) et imperfectif (Aktionsart, manger, marcher), aspects sécant (imparfait) et non-sécant (passé simple), aspects inchoatif (se mettre à, commencer à, s’endormir, s’envoler, rougir, blanchir) et terminatif (finir de, cesser de, achever de, terminer de), aspects semelfactif et itératif (radoter, répéter, sautiller, Il va/allait au théâtre souvent/ quelquefois/ parfois), et aspect progressif (être en train de, Madame se meurt).
1.2.2.3. Charaudeau
Charaudeau (1992) propose une classification fondée sur les visions, qui englobe la catégorie du temps (tense) et celle de l’aspect :
- la vision d’actantialisation dans laquelle un procès est vu comme une action, activité contrôlée par un être humain (l’enfant bouge la chaise) ou comme un fait, activité non contrôlée par un être humain mais qui modifie un état de choses (la pierre bouge) ;
- la vision de réalisation dans laquelle un procès est perçu comme effectif, se réalisant ou s’étant réalisé (mode indicatif, au temps présent ou passé) ou comme virtuel, la réalisation étant seulement possible, potentiel (mode subjonctif au présent ou au passé, mode conditionnel, mode indicatif futur ou à l’imparfait d’inachèvement);
- la vision d’accomplissement dans laquelle un procès est vu en début (aller + inf., être sur le point de, se mettre à), au milieu (être en train de, participe présent ou gérondif) ou en fin d’accomplissement (venir de, finir de, passé composé, futur antérieur, plus que parfait, participe passé) ;
- la vision d’extension temporelle dans laquelle un procès est vu en fonction du temps nécessaire pour se réaliser, de façon ponctuelle (suffixes, passé composé, préposition à, adverbe) ou durative (suffixes dans soir-ée, an-née, imparfait, préposition en, adverbe) ;
- et la vision de situation temporelle dans laquelle un procès est vu en fonction de sa position par rapport au moment de parole du sujet, soit, au passé, au présent ou au futur.
1.2.2.4. Dik
Le linguiste Dik (1997) propose un classement fin qui regroupe les différents aspects selon l’axe d’observation, à la manière de Charaudeau. Il distingue d’abord la typologie d’état des choses (typology of states of affairs) correspondant à l’aspect lexical. Avec les paramètres sémantiques comme le dynamisme, la télicité, la momentanéïté, le contrôle, et l’expérience, il le divise en position (“John kept his money in an old sock”), state (“John’s money is in an old sock”), activity (“John was reading a book”), dynamism (“The clock was ticking”), accomplishment (“John ran the marathon in three hours”), et change (“The apple fell from tree”). Il distingue aussi l’aspect de perfectivité de celui d’imperfectivité lorsque la morphologie verbale marque le perfect et l’inaccompli. L’aspect de phase (phasal aspect) se divise en ingressive (“John started crying”), progressive (“John was crying”), continuous (“John continued crying”), et egressive (“John stopped crying”). L’aspect de perspective (perspectival aspect) se divise en prospective (John is going to cry), immediate prospective (“John is about to cry”), recent perfect (“John has just cried”), perfect (“John has cried”). Dans l’aspect quantificatif (quantificational aspect), sont distingués l’aspect semelfactif, itératif, fréquentatif, distributif (le procès a lieu plusieurs fois, mais avec différents sujets) et l’aspect habituel.
1.2.2.5. Weinrich
Weinrich (1989) part de trois dimensions pour un classement original, à caractère textuel et interactionnel (relation entre le locuteur et l’interlocuteur), des valeurs temporelles de la morphologie verbale française : la dimension de perspective temporelle, la dimension de registre temporel, et la dimension de relief temporel. Dans la dimension de perspective temporelle, il distingue d’une part, la perspective neutre où l’auditeur n’a pas besoin d’être spécialement informé sur le rapport du temps du texte au temps de l’action ou le temps qu’exige l’action, perspective qui s’exprime par les temps absolus comme le présent, l’imparfait, et le passé simple, et d’autre part, la perspective différenciée qui se divise encore en rétrospective (le passé composé, le plus que parfait et le passé antérieur) et en prospective (le futur conditionnel). Dans la dimension de registre temporel, il distingue le temps du commentaire et le temps du récit. Dans le temps du commentaire (le présent, le passé composé et le futur), les événements sont perçus comme des actions et en employant ces temps verbaux, « le locuteur donne à l’auditeur pour instruction d’être attentif et concerné ». Par contre, avec les temps du récit (l’imparfait, le passé simple, le plus que parfait, le passé antérieur et le conditionnel), « le texte peut être reçu avec une certaine distance tranquille ». Finalement, dans la dimension de relief temporel, l’auteur distingue le premier plan (le passé simple et le passé antérieur) et l’arrière-plan (l’imparfait et le plus-que-parfait), distinction qui vient, selon l’auteur, de l’opposition de la notion de focalisation (rhème) à celle de topicalisation (thème). Les temps du premier plan sont focalisés et donnent un tempo narratif accéléré, alors que ceux de l’arrière-plan sont non focalisés et donnent un tempo narratif ralenti.
1.2.2.6. En guise de synthèse
Dans ces quelques exemples de typologie de notions aspectuelles, celles qui ont été mentionnés au moins par trois auteurs sur cinq concernent : a) les notions temporelles incluses dans le groupe verbal ; b) les phases d’accomplissement d’un procès ; c) le fait accompli ou non accompli d’un procès ; d) la position d’un procès sur l’axe du temps par rapport au moment de locution (la plupart du temps, relation déictique, prospective et rétrospective) ; et e) le nombre d’occurrence d’un procès.
Ces cinq notions peuvent être classées selon nous en trois grandes catégories selon le degré de dépendance d’un procès par rapport à un point de référence : a) l’Aktionsart qui est indépendant de ce point de référence ; b) le nombre d’occurrence d’un procès qui, lorsqu’il est contenu dans l’Aktionsart (ex. radoter), est indépendant du repère, mais qui, lorsqu’il n’est pas contenu, en dépend (elle sortait tous les soirs) ; c) les autres cas qui dépendent complètement de ce point de référence. Les cas de dépendance totale expriment différentes visions d’un procès par rapport à un moment de référence : les procès peuvent être vus dans ses différentes phases, ou dans son état accompli ou non à un moment repère, et dans sa localisation sur l’axe du temps (avant, simultanément, après) par rapport au moment de référence. On peut noter ainsi que la notion du moment repère est nécessaire dans une grande partie des notions aspectuelles.
Il nous semble qu’une question est sous-jacente à ces différentes visions des procès, d’ailleurs présentée comme un des phénomènes d’aspect par Riegel et al. (1994) : le procès est-il vu comme quelque chose de compact/global ou comme quelque chose de divisible/partiel ? Le choix d’une vision de procès comme quelque chose de compact définit l’aspect perfectif ou accompli, et celui de divisibilité est à la base de l’aspect imperfectif ou inaccompli, ou des aspects de phase. La vision d’un procès dans sa globalité se trouve également dans les aspects relevant de la localisation de procès par rapport au moment de référence : on se réfère à un procès en entier qui a lieu avant ou après le repère.
Ce qui caractérise techniquement le procès vu de façon compacte ou divisible est la fermeture ou l’ouverture des bornes de l’intervalle occupé par le procès : le procès vu comme accompli a ses bornes fermées, alors que le procès vu comme inaccompli ou en déroulement a sa borne droite ouverte.
Le bornage est considéré chez certains linguistes comme trait déterminant pour la distinction des aspects ou plus globalement des phénomènes aspecto-temporels. Pinchon (1986) dans sa distinction des expressions du temps en expressions ponctuelles du temps et en expressions du laps de temps, prend comme critère, dans ces dernières, les deux limites d’un laps de temps[130] pour expliquer différentes possibilités d’expressions en français. L’absence d’évocation des deux limites sert à distinguer chez Wagner et Pinchon (1991) l’imparfait qui s’oppose, à ce propos, au prétérit et au passé indéfini (passé composé). Combettes et al. (1993) considèrent cette question de clôture comme constituant l’opposition entre vision bornée et vision non bornée, qui est selon lui, l’une des deux oppositions aspectuelles « les plus nettement et habituellement reconnues » avec celle entre accompli et non-accompli. Cintas et Desclés (in Combettes et al. Ibid.) prennent également l’ouverture ou la clôture des deux bornes de l’intervalle comme critères de distinction des trois concepts fondamentaux qu’ils proposent pour modéliser les principales valeurs sémantiques des temps : état, événement, et processus[131].
Deux autres notions aspectuelles qui n’ont pas fait l’objet de mention majoritaire chez les auteurs examinés attirent notre attention par leur caractère discursif : la corrélation temporelle de Charaudeau (1992), qui concerne la chronologie de procès (succession et simultanéité) et le relief temporel de Weinrich (1989), qui concerne l’avant-plan et l’arrière-plan. Ces notions permettent, non seulement d’aller au-delà du niveau propositionnel et de couvrir l’hypotaxe et la parataxe, comme le permettent déjà les autres notions, mais aussi d’atteindre le niveau textuel. Les notions d’aspect étant contenues dans toutes productions, et toutes productions orales ou écrites étant un texte, ces notions aspectuelles discursives nous semblent aussi pertinentes.
1.2.3. Aspect : différents rapports entre deux moments en relation
Les recherches ci-dessus consistent à établir des relations entre les notions aspectuelles et les moyens linguistiques. Dans ces études, la prise en compte du moment de référence est implicite. Mais d’autres auteurs comme Noyau (1991) et Klein (1994, 1995) explicitent la présence du moment repère et le présentent comme un élément clé dans le classement de différents aspects : ils considèrent que les phénomènes d’aspect sont les rapports entre un événement et le moment repère à propos duquel il est considéré.
1.2.3.1. Noyau
Selon Noyau, quatre types de relations sont possibles, qui sont des relations d’ordre et des relations topologiques de contact entre le moment en question (moment repère) et le moment de la situation, intervalle dont on parle. Ces relations donnent lieu aux quatre types d’aspects qui peuvent s’appliquer non seulement aux phrases isolées mais aussi au niveau textuel. On notera que l’identification du type d’aspect porte sur le moment de la situation. Les relations basées sur les rapports topologiques sont les deux suivantes :
a) Le moment de la situation relève de l’aspect perfectif quand il est inclus dans le moment en question : « Pendant que vous étiez sorti (moment en question), quelqu’un vous a demandé (moment de la situation) » ;
b) Le moment de la situation relève de l’aspect imperfectif quand il inclut le moment en question : « Pendant que vous étiez sorti (moment en question), j’écrivais une lettre (moment de la situation) ».
Les relations basées sur l’ordre des deux intervalles en relation sont les suivantes :
c) Le moment de la situation relève de l’aspect prospectif quand il est précédé du moment en question : « Le petit oiseau va sortir » (le moment en question coïncide ici avec le moment de locution et il est suivi par le procès sortir, moment de la situation) ;
d) Et à l’inverse, le moment de la situation relève de l’aspect parfait ou accompli quand il est suivi immédiatement par le moment en question : « A la fin de la journée (moment en question), il avait perdu toutes ses économies au poker menteur (moment de la situation) »[132].
Certaines notions aspectuelles que nous avons vu précédemment et qui ne font pas jouer les relations du moment en question et du moment de la situation sont considérées par Noyau comme des « caractéristiques inhérentes aux situations », relevant de la temporalité interne, car, découlant de la « prédication minimale hors ancrage temporel » : elle y compte la durée, l’itération, le changement d’état, les phases et les clôtures gauche et droite de l’intervalle.
1.2.3.2. Klein
Quant à Klein, il définit l’aspect comme la manière dont le temps de la situation (Time of situation ou TSit) est liée au temps repère (Topic time ou TT). Le TT peut précéder le TSit ou le suivre, ou encore il peut contenir le TSit ou être contenu dans celui-ci, partiellement ou totalement. Ces relations avant, après ou inclus sont, selon l’auteur, des concepts fondamentaux du temps (Basic Time Concept). Parmi de nombreuses relations théoriques entre les deux temps (TT et TSit), les langues en choisissent seulement certaines. Selon Klein, trois possibilités sont principalement utilisées : a) TSit est inclus complètement dans TT ; b) TSit est partiellement inclus dans TT ; c) TSit est exclu de TT. Mais ces relations qui peuvent encore s’affiner dépendent du contenu lexical du temps de la situation. Par exemple, une situation à deux états internes entretient de plus nombreuses possibilités de relations avec le temps repère qu’une situation à un état.
Klein propose quatre formes de combinaisons de ces concepts fondamentaux du temps, qui donnent lieu aux aspects perfective, perfect, imperfective et prospective. Le perfect et le perfective différencient cette classification de celle de Noyau :
a) Quand le TT (topic time = temps repère) est partiellement inclus dans le posttime du TSit (temps après le TSit), c’est l’aspect perfective :
John slept
----------
------
[-----
]
TSit
TT
posttime
(------ marque le TSit où John dort réellement, et indique le TT).
Le changement d’état (l’activité de dormir de John n’est plus en cours) se trouve dans le TT même et la partie du posttime qui tombe dans le TT est adjacent au TSit.
b) Quand le TT vient complètement après le TSit, c’est l’aspect perfect :
John had slept ---------------- [ ]
TSit TT
Le changement d’état a eu lieu avant le TT. La partie du posttime qui tombe dans le TT n’est pas forcément adjacent au TSit : le TT se trouve bien dans le posttime, mais il peut être très loin du TSit, le temps où John dort. Cette distance non précisée entre le TSit et le TT donne lieu, dit-il, à de nombreux types de perfect qu’il reprend de Comrie[133] : perfect of result (“Is John here yet ? Yes he has arrived”), experiential perfect (“Bill has been to America”), perfect of persistent situation (“I’ve been waiting for hours”), perfect of recent past (“I have recently learned that the match is to be postponed”). On constate que l’aspect parfait chez Noyau est un des cas de figure possibles de l’aspect perfect chez Klein, le cas de contiguïté entre TSit et le TT.
c) Quand le TT est inclus dans le TSit, c’est l’aspect imperfective. C’est le même schéma que l’aspect imperfectif chez Noyau.
d) Quand le TT précède le TSit, c’est l’aspect prospective. Dans ce cas, le TT inclut le Time of utterance (TU), et il est dans l’avant-temps (pretime) de la situation :
--------------------------
[ TT ( TU) ]
{ TSit }
pretime
posttime
L’aspect prospective se distingue du temps futur car, dans celui-ci, le TT se situe après le "Temps de phrase" (Time of utterance) et il est inclus dans le TSit lui-même :
-------[----TT----]-------
TU
{ TSit }
pretime
posttime
1.2.4. Discussion
Cette nouvelle typologie de l’aspect nous conduit à ajouter de nouveaux éléments à notre propre classement (cf. 1.2.2.) : les relations topologiques entre le moment repère et l’intervalle du procès dont on parle. Ces relations se manifestent par différents types de chevauchement ou de recouvrement et par leur contiguïté ou leur non-contiguïté. Les relations de chevauchement sont également évoquées par d’autres linguistes. Par exemple, en caractérisant les temps du français au moyen d’un certain nombre de relations, Vet (1980), outre la simultanéité, parle de la postériorité, de l’antériorité, et de la relation d’inclusion entre le point de référence et le procès en question.
L’apport des propositions de Noyau et de Klein est, comme le dit Klein (1995), une meilleure adaptation à l’analyse des données empiriques par l’emploi de notions explicitées (TT, TSit) et manipulables (ordre, contact, inclusion). Pour ce caractère opérationnel, nous adopterons donc l’approche de ces auteurs dans l’élaboration de notre grille d’observation. Pour les types d’aspect, Noyau et Klein proposent des configurations de rapports de contact entre TT et TSit, qui décrivent l’emploi du passé composé. Ainsi, adopterons nous les aspects imperfective et prospective communs à ces deux auteurs[134]. Pour les autres aspects, nous suivrons la terminologie de Klein. Les aspects perfective et perfect, selon Noyau et al. (1995), fusionnent dans l’emploi contemporain du passé composé, nous utiliserons par commodité le terme perfect pour désigner cet emploi. Dans cette classification, nous adopterons également l’aspect perfectif de Noyau, différent de perfective et de perfect de Klein, qui décrit un autre rapport fréquent en français entre le TSit exprimé au passé composé par rapport au TT.
1.2.5. Interaction entre les notions d’aspect de différents niveaux linguistiques
Nous avons vu que les différents domaines notionnels dégagés dans la notion d’aspect s’appliquent à différents niveaux linguistiques dans les classements des auteurs examinés. Ils peuvent aller du niveau du morphème jusqu’au niveau inter-propositionnel (qui peut se situer au niveau textuel), en passant par le niveau du verbe et celui de la proposition.
Au niveau du verbe, nous avons vu que plusieurs moyens expriment de nombreuses notions aspectuelles : la dérivation lexicale qui contribue à exprimer la notion de phase (rougir, scandaliser), les suffixes, la notion d’itérativité (redire, feuilleter) et la sémantique du verbe qui exprime la plupart des notions : durée, itération, télicité, changement d’état (casser, grandir, se mourir), et phases (s’envoler).
Le niveau propositionnel comportant le verbe et ses compléments exprime à peu près les mêmes caractéristiques temporelles que celles incluses dans la sémantique du verbe. De plus, il peut renforcer ou modifier l’aspect exprimé par le verbe seul (marcher/marcher longtemps, manger/manger une pomme, mourir/mourir un peu).
Le niveau inter-propositionnel concerne les phrases complexes (hypotaxe et parataxe) ou les phrases simples qui se suivent. La différence avec le niveau propositionnel est que le moment repère se présente sous forme de proposition subordonnée introduite par exemple par quand, pendant que ou sous forme d’une phrase indépendante comme dans Hier, il s’est produit un accident au carrefour (moment repère). Il pleuvait (moment de la situation).
Ces différents niveaux linguistiques montrent que la valeur aspectuelle d’un énoncé est le résultat d’interactions de l’ensemble d’éléments porteurs de la notion d’aspect. Chaque niveau qui vient élargir le niveau précédent peut renforcer ou limiter, modifier la valeur aspectuelle du niveau précédent (boucler son dossier/boucler son dossier en trois jour, pleuvoir/pleuvoir pendant tout leur voyage) et que c’est la valeur finale qui détermine la caractéristique de l’intervalle pour décider du choix du temps.
Le français n’a pas de marque flexionnelle propre à l’aspect (Gardes-Tamine, 1988), et les formes verbales seules ne correspondent ni à la différence temporelle, ni à la différence aspectuelle (Wilmet, 1976), sauf pour l’opposition des aspects accompli et non accompli. Les valeurs aspectuelles et les moyens linguistiques n’ont donc pas de relations univoques. Dans ces conditions, l’appropriation des phénomènes d’aspect en français consiste à apprendre directement les relations sous-jacentes organisant les divers aspects, qui entraînent différents choix de moyens linguistiques.
Dans l’apprentissage des emplois du passé composé et de l’imparfait que nous tentons d’observer, l’apprenant doit acquérir le repérage d’intervalles en relation et leur mise en rapports. Les opérations consistent à : a) repérer et situer sur l’axe du temps le moment repère et l’intervalle du procès dont on parle ; b) identifier les relations entre le repère et le procès dont on parle (relation d’inclusion ou relation d’ordre) ; c) relever les caractéristiques diverses de l’intervalle en question ; d) et repérer la caractéristique déterminante donnant lieu au choix du temps verbal.
Les différentes caractéristiques de l’intervalle occupé par un procès et les divers rapports entre intervalles en relation constituent ainsi notre grille d’observation des verbalisations de nos informatrices. Le repérage de certaines d’entre elles, ainsi que celles qui sont responsables de leur choix du temps reflètent l’état de leurs analyses des phénomènes d’aspect liés au passé composé et à l’imparfait.
2. Grille d’observation
Cette grille d’observation nous servira à identifier les notions aspecto-temporelles repérées par nos informatrices et celles qui déterminent leur choix de la forme verbale. C’est une liste des diverses notions aspectuelles qui concernent l’intervalle occupé par un procès et ses différents types de rapports avec le moment repère. Pour une grande partie de la liste, nous nous sommes inspirées de travaux linguistiques comme les grilles de Noyau (1991) et de Klein (1995), établies en vue de l’analyse des moyens d’expression de la temporalité chez des apprenants de différentes langues étrangères. Diverses grammaires sur le fonctionnement du passé composé et de l’imparfait, ainsi que le contenu des verbalisations de nos informatrices nous ont également amenée à inclure dans notre grille des éléments de linguistique textuelle (cf. Weinrich, 1989).
Pour la terminologie concernant les trois points de référence, nous choisirons de les nommer moment de locution pour le moment de la parole, moment repère (moment en question chez Noyau[135]) à propos duquel on asserte un événement, celui-ci étant le moment de la situation. Pour les types d’aspect, nous suivrons la typologie et la terminologie de Klein (perfect-perfective, imperfective, prospective), à laquelle nous ajoutons l’aspect perfectif de Noyau (le moment de la situation est complètement inclus dans le moment repère comme on a sonné dans On a sonné pendant que vous étiez sorti).
Nous distinguons en tout neuf types de caractéristiques possibles sous-tendant les phénomènes temporo-aspectuels liés à l’emploi du passé composé et de l’imparfait. Ils se fondent sur quelques notions de base, telles que le procès, l’intervalle et la triade de repères nécessaires qu’on peut situer sur l’axe du temps, à savoir : le moment de locution, le moment repère et le moment de la situation. Un procès désigne un état ou une action indiquée par un verbe et ses arguments (ex. être malade, courir un kilomètre). Un intervalle désigne le laps de temps durant lequel un procès est effectif.
Le moment de la situation peut, à partir d’un moment repère, être considéré selon divers points de vue : en terme de phases, d’accompli ou non accompli, d’ordre (antérieur, postérieur), ainsi qu’en terme de rapport topologique (contact ou contemporain, adjacent, chevauchement) (cf. Noyau, 1991). Examinons ci-dessous les neuf types de caractéristiques.
2.1. Type de procès du verbe
Quand on parle d’aspect lexical, on tient compte des verbes et de leurs compléments. Les divers classements découlent de cette position. Mais nous considérerons ici l’information temporelle incluse dans la sémantique du verbe seul. Kihlstedt (1998) propose un classement basé sur celui de Vendler (1967). Ce dernier distinguait les groupes verbaux en quatre catégories, state, activity, accomplishment et achievement. Kihlstedt, elle, distingue les verbes d’état, les verbes d’activité, les verbes bornés, et les verbes transitionnels. Dans le procès des verbes d’état, rien ne change. Les verbes d’activités dénotent des procès duratifs, qui, à la différence des états, sont considérés comme se déroulant dans le temps et ne sont pas temporellement restreints de façon stricte. Les verbes bornés ont une fin déterminée et n’impliquent pas forcément une transition, un changement d’état. Un verbe transitionnel présuppose un état antérieur à la réalisation du procès (état A) et un état résultant postérieur à celui-ci (état B). Certains verbes sont transitionnels et momentanés comme trouver, gagner, atteindre, et d’autres contiennent un processus qui mène à la transition, comme aller à Paris qui contient le trajet, un processus duratif (Kihlstedt 1998 : 76). Le tableau suivant donne les traits qui les distinguent les uns des autres et quelques exemples :
verbes atéliques
verbes téliques
états
activités
bornés
transitionnels
– dynamique
– borné
– transitionnel
aimer, être
+ dynamique
– borné
– transitionnel
courir, manger
+ dynamique
+ borné
– transitionnel
demander,
faire un cours
+ dynamique
+ borné
+ transitionnel
gagner, aller à X
[Tableau 8 : Types de procès du verbe inspirés de classification de Vendler, Kihlstedt 1998 : 76)]
Nous suivrons la terminologie et le classement de Kihlstedt sans considérer les compléments. Certains types de verbes, notamment les verbes d’état ou d’activité, s’allient facilement avec l’imparfait, et d’autres, bornés et transitionnels, avec le passé composé. Mais le choix d’une forme verbale nécessite la prise en compte d’autres éléments de l’énoncé.
2.2. Bornage de l’intervalle
Cette caractéristique concerne les bornes (gauche et droite) de l’intervalle occupé par un procès. Le bornage de l’intervalle est déjà inclus dans le type de procès du verbe seul et la télicité est à la base des oppositions entre les verbes téliques et atéliques ou entre les verbes perfectifs et imperfectifs. Mais la télicité de l’énoncé se décide au niveau du groupe verbal et il faut tenir compte de l’argument du verbe (manger/manger une pomme) ou de son complément adverbial et circonstanciel (rester à l’hôpital/rester à l’hôpital huit mois ; pleuvoir/pleuvoir pendant tout le voyage) qui peuvent apporter une dernière information sur le bornage de l’intervalle.
La fermeture ou l’ouverture de l’intervalle en question entraîne une conséquence sur le choix du temps verbal en français. Ainsi, un procès qui est vu dans sa totalité, avec son début et sa fin (borné à gauche et à droite), demande le passé composé comme dans Hier, il s’est produit un accident. Alors que s’il est considéré partiellement au moment repère, notamment entre deux bornes ouvertes, il appelle l’imparfait comme dans La voiture arrivait au moment où il est tombé.
2.3. Nombre d’occurrences d’un procès
Cette caractéristique concerne le fait qu’un même procès a lieu une fois (unicité) ou plus (multiplicité d’occurrences), dont peut dépendre le choix d’un temps verbal. La combinaison du type de verbe (verbes d’état, d’activité, verbes bornés, transitionnels) et la morphologie verbale a aussi une influence sur le nombre d’occurrences : les verbes bornés ou transitionnels, combinés au passé composé, marquent en général l’unicité d’un procès, mais combinés à l’imparfait, ils véhiculent la multiplicité d’occurrences de procès, souvent à l’aide de circonstanciels temporels (Je sortais tous les matins). Le moment repère, durant lequel se produisent les occurrences d’un procès peut être marqué dans la même phrase ou dans un énoncé précédent (Avant, je faisais du jogging tous les week-end dans le parc. J’y trouvais les mêmes coureurs). Mais la multiplicité d’occurrences de procès peut être pris en charge également par le passé composé, à l’aide d’autres éléments de la phrase marquant expressément la multiplicité (Le prix des légumes a augmenté plusieurs fois dans l’année).
2.4. Localisation d’un procès sur l’axe du temps par rapport au moment de locution
La position antérieure, concomitante ou postérieure de l’intervalle en question par rapport au moment de locution correspond à la distinction de temps entre le passé, le présent et le futur.
2.5. Moment de la situation selon la position du moment repère
Cette caractéristique aspectuelle concerne souvent la définition de l’aspect perfect et non-perfect. Le moment repère fonctionne comme curseur sur l’axe du temps et peut se positionner sur n’importe quelle partie du moment de la situation. En général, on envisage trois cas de figure :
- Le moment repère coïncidant avec le moment de locution peut se situer avant le procès dont on parle, ce qui donne l’aspect prospective. Celui-ci s’exprime en français par la périphrase ‘aller + infinitif’.
[ ML ] ---------------------------
(il va arriver)
([ ] moment repère, ------------ : moment de la situation, ML : moment de locution)
- Le moment repère peut se situer entre les deux bornes du moment de la situation, donnant lieu à l’aspect imperfective, qui s’exprime en français, au présent ou à l’imparfait.
---------- [ ML ] ----------
(Tiens ! Il dort)
---------- [ ] ---------- ML
(Quand je suis entrée, il faisait la cuisine)
([ ] moment repère, ------------ : moment de la situation, ML : moment de locution)
- Ou encore, le moment repère peut se situer après la borne droite de l’intervalle, ce qui correspond à l’aspect perfect qui s’exprime en français par le passé composé ou le plus-que-parfait, selon la localisation du moment repère.
---------------- [ ]
(il a regardé un film / quand tu es rentré, il avait regardé un film)
([ ] moment repère, ------------ : moment de la situation, ML : moment de locution)
L’aspect perfect résultatif pris en charge également par le passé composé est un cas particulier de l’aspect perfect : le moment repère tombe juste après le moment de la situation (de façon contiguë) et il inclut le moment de locution, signifiant par là que le résultat du procès en question est valide au moment de locution. On peut le schématiser comme suit :
ML
---------------[//////]////
(ça y est ! tu l’as cassé)
(--------- : moment de la situation, [ ] : moment repère, ML : moment de locution, /// : résultat du procès)
Par exemple, dans ça y est ! tu l’as cassé, tu l’as cassé marque le résultat de l’action casser réalisée, qui est valable au moment de locution qui lui, est marqué par le marqueur déictique ça y est.
2.6. Ordre du moment repère et du moment de la situation
Si les aspects prospective, perfect, imperfective relèvent d’une perspective centrée sur le moment de la situation à partir d’un moment repère situé en différente position, on peut concevoir les relations entre le moment repère et le moment de la situation du point de vue d’un pur ordre temporel sans contact dans la direction de l’axe du temps : le moment de la situation peut être antérieur, contemporain ou postérieur au moment repère et vice versa.
L’antériorité et la postériorité du moment de la situation ou du moment repère, situé dans le passé, peuvent entraîner en français d’autres formes verbales que le passé composé et l’imparfait : pour l’antériorité, c’est le plus-que-parfait ou le passé composé qui est utilisé (procès d’ouvrir par rapport à celui de sourire dans quand il a ouvert la porte, elle lui a souri). Pour la postériorité, c’est le conditionnel (il a dit qu’il passerait ses vacances à travailler) ou le passé composé (procès de sourire par rapport à ouvrir dans quand il a ouvert la porte, elle lui a souri). La contemporanéité, par contre, concerne la plupart du temps la combinaison du passé composé et de l’imparfait (je dormais quand mon fils m’a téléphoné hier soir). Mais deux procès au passé composé peuvent avoir lieu en même temps comme dans Quand je suis parti, ils m’ont accompagné à la porte (Oh 1991 : 145).
2.7. Types de chevauchement entre intervalles
Cette caractéristique aspectuelle concerne le rapport topologique entre le moment repère et le moment de la situation en contact, en terme de chevauchement. Les chevauchements peuvent être totaux ou partiels. Le chevauchement total indique qu’un procès a lieu sur la totalité du moment repère comme dans quand il travaillait, je lisais, où le moment de la situation, ‘je lire’ couvre la totalité du moment repère ‘il travailler’. Il peut s’agir d’une action continue, ou de la répétition d’une action sur un intervalle donné. Le chevauchement total peut s’exprimer aussi par d’autres combinaisons de temps (Quand j’étais à Paris, j’ai vécu heureux ; Quand j’ai réussi l’examen, j’ai été heureux).
Le cas de chevauchement partiel le plus représentatif en français est le rapport d’inclusion comme dans : il avait 20 ans quand il a eu son accident de montagne, dans lequel le moment de la situation, ‘avoir 20 ans’ inclut le moment repère ‘avoir son accident’. Comme cet exemple le montre, la relation d’inclusion s’exprime, dans une phrase complexe en français, par l’emploi du passé composé (pour le procès inclus) dans une proposition et par celui de l’imparfait (procès incluant) dans l’autre. De plus, en français, le début du procès incluant (procès à l’imparfait) est toujours antérieur au début du procès inclus (procès au passé composé).
On notera qu’un même procès peut être vu de différents points de vue relevés dans notre grille d’observation. Par exemple, le procès dormir dans Je dormais quand mon fils m’a téléphoné, peut être vu comme en chevauchement et comme incluant le procès téléphoner, comme contemporain, ou encore comme marquant l’arrière-plan local. Ainsi, l’apprenant n’a pas besoin de connaître les trois visions dans certains cas. La connaissance de l’une d’elles suffit au choix d’un temps verbal.
Ces sept types de caractéristiques nous semblent nécessaires pour analyser les rapports d’intervalles en relation, en vue du choix d’un temps verbal approprié. Mais d’autres caractéristiques, notamment d’ordre discursif, peuvent aussi être employées.
2.8. Rôle discursif local
Cette caractéristique concerne le rôle discursif ou narratif joué par le moment de la situation, notamment en terme d’avant-plan et d’arrière-plan. Le passé composé et l’imparfait étant porteurs de cette fonction narrative (Hopper 1979, Weinrich 1989), l’identification de la fonction narrative d’un procès en français peut servir d’outil de sélection de la forme verbale. Les deux fonctions narratives peuvent se trouver dans la même phrase (Je dormais quand mon fils m’a appelé hier soir) ou dans une suite de phrases (Je l’ai vu à travers la fenêtre du café. Il se tenait au milieu de la place, pensif, sous la pluie).
2.9. Rôle macro-discursif
Un procès peut être vu également du point de vue de son rôle dans l’ensemble du texte. Son rôle macro-discursif peut concerner notamment l’ouverture et la fermeture du récit ou l’enchaînement général des événements. Par exemple, le fait de savoir que le passé composé joue le rôle de faire avancer l’histoire relève des connaissances macro-discursives.
Outre ces neuf caractéristiques, les apprenants disposent d’autres notions personnelles (idiosyncrasiques) ou de notions issues des enseignants ou des manuels. Ces notions manifestent souvent des effets ressentis, plus ou moins constants ou ad hoc, observables en situation de reconnaissance.
Le choix d’une forme verbale adéquate dans un exercice à trous demande un repérage de la caractéristique aspectuelle déterminante parmi celles qui sont présentes au niveau propositionnel minimum. Mais il est également nécessaire de ne pas considérer les caractéristiques au niveau du verbe comme déterminantes.
3. Caractéristiques du coréen
Nous présenterons succinctement ici les caractéristiques générales du coréen[136], ainsi que les phénomènes aspecto-temporels dans cette langue.
3.1. Le coréen
Le coréen est une langue à ordre sujet-objet-verbe, et à expansion vers la gauche. Les qualificatifs, ou compléments de noms (adjectifs, compléments nominaux, propositions relatives, etc.) se placent donc à gauche des déterminés[137]. La fonction grammaticale (sujet, complément d’objet, compléments de lieu, etc.) des mots dans la phrase est marquée non par la position du mot et des prépositions comme en français, mais par des suffixes post-posés au noyau nominal :
1
na-nûn[138]
meil
hakkyo-e
ka-n-ta
‘je’
suffixe thématique
‘tous les jours’
‘école’
suffixe locatif
‘aller’
suffixe aspecto-temporel[139]
suffixe terminatif déclaratif
je vais à l’école tous les jours
Le coréen est une langue dite agglutinante[140] et ce caractère peut s’observer le plus clairement dans le pôle verbal : la racine verbale est suivie par des suffixes temporels, modaux, honorifiques[141], etc. qui s’ajoutent les unes après les autres dans un ordre fixe :
2
chap
hi
shi
ôt
ket
ûmni
ta
1
2
3
4
5
6
7
(Vous/il/elle…) avez dû être pris (…par…)
1) racine verbale (chap-, ‘prendre’)
2) suffixe du passif (-hi-)[142]
3) suffixe honorifique destiné au sujet (-shi-)
4) suffixe du temp-aspect (-ôt-)
5) suffixe modal, ici, hypothétique (-ket-)[143]
6) suffixe honorifique destiné à l’interlocuteur (-umni- : registre honorifique maximal)
7) suffixe terminatif (-ta : registre honorifique maximal, quand il suit -umni-)
(exemple tiré de Jang Han-Up, 1993 :102 et classification de Park Dong-Yeol, 2001)
3.2. Temps et aspect en coréen
Comme en français et dans d’autres langues, l’information temporelle est donnée aussi bien par les moyens linguistiques que par le contexte. Et parmi les moyens linguistiques explicitement employés, outre la morphologie verbale, les adverbes et les circonstanciels temporels jouent un rôle important dans le marquage du temps et de l’aspect. Mais, comme ailleurs en linguistique générale, les débats en linguistique coréenne tournent également autour de l’identification des morphèmes temporels et aspectuels[144]. Les avis des linguistes coréens divergent considérablement à propos du temps et de l’aspect en coréen. Les discussions portent en particulier sur la valeur du morphème -ôt. A l’instar de Seo Jung-Soo (1996 : 129), on peut classer ces thèses différentes en trois positions principales :
1) Le -ôt marque le temps et non l’aspect qui lui, est marqué par l’ensemble des différents éléments de l’énoncé (Kim Seung-Kon, 1986 cité par Seo Jung-Soo, 1996, Kim Cha-Kyoon, 1990). Dans cette perspective, le morphème -ôt est un marqueur du passé.
2) Le -ôt marque l’aspect et non le temps (Nam Ki-Shim, 1972 cité par Seo Jung-soo, 1996, Kim Suk-Teok, 1991). Dans cette position, le morphème -ôt marque l’aspect perfect. L’aspect non-perfect, notamment l’aspect progressif, est marqué par une construction périphrastique très productive (racine verbale)+-ko it-, et d’autres morphèmes comme –nûn (-n), et .
3) Le -ôt est polysémique : il n’a pas exclusivement une valeur temporelle (passé) ou aspectuelle (perfect), mais aspecto-temporelle marquant l’aspect accompli et le passé (Choi Hyun-Bae, 1937, Kim Seok-Teuk, 1974, 1981, Seo Jung-Soo, 1976, 1996, Kim N. 1991, cités par Seo Jung-Soo, 1996, Kim Hyung-Lae, 1992, Choi-Jonin In-Joo et al., 1994, Lee Seung-Mok, 1996). Ce point de vue est suivi par le plus grand nombre de linguistes[145].
Malgré la divergence de points de vue, la plupart des linguistes coréens sont d’accord au moins sur les temps : les temps en coréen se divisent en passé et non-passé. Le passé est marqué notamment par le morphème -ôt, et le non-passé (présent, futur), par le morphème -(nû)n[146] ou par l’absence de -ôt (). La présence de -(nû)n s’observe avec les verbes et le morphème -, avec les adjectifs marquant l’état.
Quant à l’aspect, outre le morphème -ôt marquant l’aspect perfect et les adverbes temporels (équivalents de souvent, plusieurs fois, tous les matins, etc.), le coréen utilise fréquemment des moyens lexicaux, notamment des auxiliaires (cf. Kim Suk-Teuk, 1991, Kim Hyung-Lae, 1992, Seo Jung-Soo, 1996). Ajoutés aux verbes par le procédé de composition ou par celui d’affixation (Kim Hyung-Lae, 1992), ils contribuent à marquer différents aspects[147] : l’aspect statif ou résultatif par V-it-ta, l’aspect itératif par V-te-ta, V-ssa-ta, l’aspect progressif par V-ko it-ta et V-ji-ta ou l’aspect terminatif par V-ne-ta, V-pôri-ta, V-tchiu-ta, V-not-ta, lesquels, pour Kim H-L, transforment des verbes imperfectifs en perfectifs ou renforcent le caractère perfectif d’un verbe donné. L’aspect itératif s’exprime également par des moyens périphrastiques comme V-kôri-ta[148], V-kon ha-ta. Il est à noter que deux auxiliaires peuvent s’ajoutent à la racine verbale : sukje (‘devoir’)-rûl (suffixe accusatif) ha (racine de ‘faire’)-ô (voyelle de liaison)-tchiu (auxiliaire)-ô (voyelle de liaison)-pôri (auxiliaire)-ôt (suffixe AT)-ta (suffixe terminatif déclaratif), signifiant : il a fini son devoir (et s’en est débarrassé).
4. Passé composé et imparfait français et équivalents coréens
Dans cette section, nous présenterons une tentative de comparaison des deux temps passés en français et leurs équivalents en coréen selon notre grille d’observation. Cette étude comparative peut nous donner des informations sur les habitudes cognitives de nos informatrices, forgées par le coréen, concernant les marquages linguistiques de différents phénomènes aspectuels. Elle nous permettra de formuler des hypothèses sur les difficultés éventuelles de nos apprenantes dans leur apprentissage des emplois des deux temps.
4.1. Type de procès du verbe
En français, dans les usages fréquents, les types de verbes bornés, transitionnels et les verbes d’activité ont tendance à se combiner avec le passé composé, et les verbes d’état et d’activité, avec l’imparfait. Ces tendances sont basées sur les caractéristiques temporelles similaires dans les deux niveaux linguistiques (sémantique du verbe et flexion verbale). Mais le mariage entre les verbes transitionnels et l’imparfait existe (partir dans J’ai rencontré Paul qui partait pour Chamonix), comme celui entre les verbes d’état et le passé composé (avoir peur dans Il a eu peur et il est parti). Ces croisements non seulement possibles mais fréquents montrent la nécessité de distinction du type de procès du verbe d’avec la morphologie verbale.
En coréen, le marqueur aspecto-temporel -ôt peut se combiner avec tous les types de verbe, mais le marqueur de l’aspect imperfective -ko it ne se marie pas avec les verbes d’état (ex. jôm-ta : être jeune *jôm-ko it-ta[149]), tout comme la périphrase être en train de + V en français qui ne se combine pas avec les mêmes types de verbes (*je suis en train d’être jeune). Ceci montre que dans les deux langues, le type de verbe possède des contraintes dans l’emploi de certains moyens aspecto-temporels.
4.2. Bornage de l’intervalle
L’emploi du passé composé français impose une vision globale du procès : une clôture gauche et droite de son intervalle comme dans Hier, un accident s’est produit au carrefour. Le procès se produire « est considéré comme sans durée interne, le commencement, le déroulement et la fin ne pouvant être distingués » (Le Goffic 1986b : 59). Cette vision globale ou compacte de procès est intrinsèque à l’emploi du passé composé.
Par contre, l’emploi de l’imparfait donne une vision de l’intervalle (moment de la situation) dont les bornes ne sont pas marquées, comme le procès pleuvoir dans Quand ils sont arrivés à Rennes, il pleuvait. C’est la vision intrinsèque de l’imparfait. La double fermeture caractérise intrinsèquement le passé composé, et la double ouverture, l’imparfait. Ces valeurs intrinsèques se manifestent plus clairement dans les exemples suivants où le contexte est identique, sauf pour la flexion verbale : Cette année-là, il vivait à Paris vs. Cette année-là, il a vécu à Paris. Dans le premier cas, l’assertion porte sur le séjour à Paris (moment de la situation) seulement une année particulière et non sur la durée totale du séjour. Son séjour peut avoir commencé avant, ou avoir duré après cette année. Alors que la seconde phrase limite bien son séjour au sein de l’intervalle d’un an (moment repère).
Outre l’emploi du temps lui-même, il arrive que l’extension du procès soit spécifiée par des circonstanciels temporels marquant une des bornes ou les deux. Par exemple, dans J’ai vécu à Paris jusqu’en mai 1968, seule la borne droite du procès vivre à Paris est marquée. Même si le début n’est pas précisé, la borne droite seule instaure la vision globale du procès et appelle le passé composé[150]. Dans le cas de pleuvoir dans il a plu pendant tout leur voyage, les deux bornes sont marquées par pendant tout leur voyage.
L’imparfait autorise aussi le marquage externe des bornes de l’intervalle. Dans Après mon arrivée à Paris, j’étais un petit peu bloquée [au niveau de son français] (informatrice Lee, entretien du décembre, 1995), le procès être un petit peu bloquée a sa borne gauche marquée par après mon arrivée à Paris. Ainsi, avec la borne gauche, l’imparfait est possible[151]. Par contre, un circonstanciel marquant la seule borne droite ne semble jamais compatible avec l’imparfait[152].
Si dans certains cas comme dans Il faisait beau hier, et Il a fait beau hier, on peut utiliser le passé composé ou l’imparfait, quelles sont les différences ? Monnerie (1992) explique que, dans ce cas, le passé composé exprime un simple constat, et l’imparfait, une « réalité plus vécue ». Pour Ducrot (1983), à la différence du passé composé, l’imparfait, constituant le propos par rapport au thème temporel (ici, hier), présente des propriétés ou des caractéristiques du thème temporel et le qualifie dans sa totalité. Le rôle discursif de l’imparfait (notamment associé aux verbes d’état ou d’activité), comme le propose d’ailleurs Monnerie (Ibid.), peut expliquer cette différence : avec une phrase à l’imparfait, on a l’impression que la phrase n’est pas vraiment terminée et qu’on attend une suite.
Mais il nous paraît toujours possible d’expliquer il faisait beau hier avec le bornage de l’intervalle : même si le moment repère (hier) est un intervalle borné des deux côtés, le locuteur se donne un second repère, situé quelque part entre les deux bornes du premier (hier), qui n’est pas explicité dans la phrase. Par rapport à ce second repère, le procès faire beau est vu comme imperfectif : on n’évoque pas l’état météorologique avant et après ce moment. Ceci peut être schématisé comme suit :
[ hier ]
---------[ ]------- ML
(----------- : procès faire beau, [ ]: second repère = un moment donné d’hier).
La phrase il a fait beau hier s’explique par le double bornage de l’intervalle lui-même ou par la vision globale qui implique ce double bornage. Ainsi on peut néanmoins prendre comme principe le fait qu’une vision globale et la clôture d’au moins la borne droite correspond au passé composé, et qu’une vision partielle et l’ouverture d’au moins une des deux bornes correspond à l’imparfait.
En coréen, le bornage gauche et droit est pris en charge par l’emploi de certains moyens linguistiques. Le morphème -ôt (ou sa variante phonétique -at) donne une vision globale du procès et c’est lui qui sera utilisé pour Hier, il s’est produit un accident :
3
ôje
sako-ka
ilôna-at-ta
‘hier’
‘accident’
suffixe nominatif
‘se produire’
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
Hier, il s’est produit un accident
Quand la borne droite seule est explicitement marquée, on utilise le -ôt de même qu’on emploie le passé composé en français :
4
na-nûn
pari-e
1968-nyûn
owôl-kkaji
sal-at-ta
‘moi’
suffixe thématique
‘Paris’
suffixe locatif
‘1968’
‘an’
‘mai’
‘jusqu’à’
‘vivre’
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
J’ai vécu à Paris jusqu’en mai 1968
Il existe également des auxiliaires comme V-pôrita (‘jeter’), V-tchiuta (‘se débarrasser’), V-neta (‘sortir quelque chose’) qui soulignent notamment la borne droite[153] :
5
kû-nûn
pap-ûl
ta
môk-ô-pôri-ôt-ta
‘il’
suffixe thématique
‘riz’
suffixe accusatif
‘tout’
‘manger’
voyelle de liaison
auxiliaire aspectuel
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
Il a tout mangé (par précaution / pour ne pas en partager avec d’autres / sans qu’il s’en aperçoive)
6
kû-nûn
sukje-rûl
he-tchiou-ôt-ta
‘il’
suffixe thématique
‘devoir’
suffixe accusatif
‘faire’
auxiliaire aspectuel
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
Il a terminé son devoir (facilement ou pour s’en débarrasser)
7
kû-nûn
sukje-rûl
he-ne-ôt-ta
‘il’
suffixe thématique
‘devoir’
suffixe accusatif
‘faire’
auxiliaire aspectuel
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
Il a terminé son devoir (malgré les circonstances défavorables ou son manque de compétence)
Quant au double bornage non marqué, il est exprimé par les mêmes moyens périphrastiques que pour l’aspect imperfectif, comme -ko it-, -nûn jung i- :
8
kû-nûn
pap-ûl
môk-ko it-ôt-ta
môk-nûn jung i-ôt-ta
‘il’
suffixe thématique
‘repas’
suffixe accusatif
‘manger’
périphrase aspectuelle
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
Il était en train de manger
Ainsi, pour le procès pleuvoir dans Quand ils sont arrivés à Rennes, il pleuvait, c’est -ko it- qui est employé en coréen :
9
kû-tûl-i
rennû-e
totchakha-ôt-ûl tte-nûn
pi-ka
o-ko it-ôt-ta
‘il’
marqueur de pluriel
suffixe nominatif
‘Rennes’
suffixe locatif
‘arriver’
suffixe AT
suffixe verbal conjonctif temporel
suffixe thématique
‘pluie’
suffixe nominatif
‘venir’
périphrase aspectuelle
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
Quand ils sont arrivés à Rennes, il pleuvait
Les verbes d’état qui ne peuvent pas se combiner avec -ko it- peuvent prendre d’autres moyens comme -ôt-, comme dans Après mon arrivée à Paris, j’étais un petit peu bloquée où seule la borne gauche est marquée :
10
pari-e
totchakha-n ihu
na-nûn
yakkan
jôngtche-twe-ôt-ta
‘Paris’
suffixe locatif
‘arriver’
suffixe verbal conjonctif temporel
‘moi’
suffixe thématique
‘un peu’
‘stagner’
auxiliaire aspectuel
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
Après mon arrivée à Paris, j’étais un petit peu bloquée [au niveau de mon français]
Pour reprendre les exemples où les deux temps sont possibles en français (Cette année-là, il vivait à Paris vs. Cette année-là, il a vécu à Paris ; Il faisait beau hier vs. Il a fait beau hier), le coréen montre un comportement quelque peu différent. Pour Cette année-là, il vivait à Paris vs. Cette année-là, il a vécu à Paris, où le français marque la différence de bornage de l’intervalle, le coréen marque également leur différence des bornes en employant respectivement -ko it, et -ôt (ou -at) :
11
kû
he-e
kû-nûn
pari-esô
sal-ko it-ôt-ta
‘ce’
‘année’
suffixe locatif
‘il’
suffixe thématique
‘Paris’
suffixe locatif
‘vivre’
périphrase aspectuelle
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
Cette année-là, il vivait à Paris
12
kû
he-e
kû-nûn
pari-esô
sal-ât-ta
‘ce’
‘année’
suffixe locatif
‘il’
suffixe thématique
‘Paris’
suffixe locatif
‘vivre’
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
Cette année-là, il a vécu à Paris
Mais pour Il faisait beau hier et Il a fait beau hier dont la différence en français ne semble pas concerner le bornage de l’intervalle, le coréen ne marque pas de différence. Il emploie dans les deux cas, le -ôt/-at :
13
ôje
nalssi-ka
jo-at-ta
‘hier’
‘temps’
suffixe nominatif
‘être beau’
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
Il a fait/ faisait beau hier
Du point de vue du bornage de l’intervalle, l’imparfait à bornage ouvert des deux côtés correspond à -ko it. Mais le suffixe -ôt utilisé dans le cas de double fermeture ou de clôture droite seule s’emploie également pour un intervalle dont la borne gauche est marquée. D’autre part, en français, on peut employer le passé composé et l’imparfait pour la double clôture, alors qu’en coréen, on emploie tantôt le -ôt et –ko it respectivement, tantôt le –ôt seul.
4.3. Nombre d’occurrence d’un procès
En français, le nombre d’occurrence d’un procès peut être marqué d’abord par les suffixes (redire, refaire, criailler, sautiller), la sémantique du verbe (répéter, radoter) mais aussi par les temps verbaux. Le passé composé marque en général l’unicité d’occurrence d’un procès (A quatre heures, j’ai pris l’autobus), et l’imparfait, la multiplicité (A quatre heures, je prenais l’autobus[154]).
Mais le passé composé peut marquer également la multiplicité, à l’aide d’autres éléments comme les adverbes ou les circonstanciels temporels (La porte a claqué vs. La porte a claqué toute la nuit). Dans ce cas, c’est la combinaison entre le type de verbe utilisé (borné et transitionnel) et l’extension de l’intervalle durant laquelle est effective le procès, qui donne cette multiplicité de procès. La multiplicité prise en charge en français par l’imparfait résulte également de la combinaison des verbes bornés et transitionnels avec les circonstanciels marquant l’intervalle auquel s’applique le procès (Elle sortait quand je l’ai appelée vs. Elle sortait tous les soirs).
Lorsque l’intervalle du moment repère durant lequel a lieu l’itération du procès est clôturé, on peut employer en français seulement le passé composé : La porte a claqué toute la nuit ou *La porte claquait toute la nuit.
En coréen, le morphème -ôt désigne d’abord l’unicité d’occurrence d’un procès, mais il peut aussi marquer la multiplicité à l’aide d’un adverbe comme le passé composé en français :
14
kû-nûn
yônghwakwan-e
jaju
k-at-ta
‘il’
suffixe thématique
‘cinéma’
suffixe locatif
‘souvent’
‘aller’
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
Il est allé souvent au cinéma (à l’époque)
Mais le coréen dispose d’autres moyens pour marquer la multiplicité d’occurrence, notamment des auxiliaires comme -te-ta, -ssa-ta[155] et un moyen périphrastique, -kon ha-ta et -kôri-ta[156] :
15
kû-nûn
kûke
kohamûl tchi-ô-te-ôt-ta
‘il’
suffixe thématique
‘fort’
‘crier’
voyelle de liaison
auxiliaire aspectuel
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
Il criait fort
16
kû-nûn
kathûn
yeki-rûl
djakku
he-ssa-at-ta
‘il’
suffixe thématique
‘même’
‘histoire’
suffixe accusatif
‘encore et encore’
‘raconter’
auxiliaire aspectuel
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
Il radotait la même histoire
17
kû-nûn
yônghwakwan-e
ka-kon-ha-ôt-ta
‘il’
suffixe thématique
‘cinéma’
suffixe locatif
‘aller’
périphrase aspectuelle
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
Il allait au cinéma (de temps en temps)
18
kû-nûn
ôkke-rûl
tûlssôk-kôri-ôt-ta
‘il’
suffixe thématique
‘épaules’
suffixe accusatif
‘hausser’
périphrase aspectuelle
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
Il rehaussait (plusieurs fois) les épaules
4.4. Localisation d’un procès sur l’axe du temps par rapport au moment de locution
Le passé composé situe le procès la plupart du temps dans le passé, mais, quand il est employé avec la valeur de l’aspect perfect résultatif (il est sorti), combiné souvent avec des verbes transitionnels, il focalise l’attention sur le résultat immédiat du procès passé, valable au moment de locution. Ainsi, en ne considérant que son résultat, on peut dire également qu’il situe le procès au présent. Quant à l’imparfait, il situe toujours un procès dans le passé, et il désigne également un procès qui a commencé auparavant mais qui continue jusqu’au moment de locution (Te voilà enfin ! Je t’attendais depuis longtemps).
En coréen, le morphème -ôt se comporte de la même façon que le passé composé : il situe le procès dans la plupart des cas dans le passé, mais combiné à un certain nombre de verbes qui concernent essentiellement l’habillement comme ip-ta (mettre utilisé pour les habits), kki-ta (mettre utilisé pour les gants), shin-ta (mettre utilisé pour les chaussures), ssû-ta (mettre utilisé pour les chapeaux), il situe le procès au présent. Certains autres verbes comme khû-ta (grandir ou être grand), talm-ta (ressembler à quelqu’un), employés avec -ôt, situent le procès au présent où on observe son état résultatif :
19
yeppû-n
ot-ûl
ip-ôt-ne
‘joli’
suffixe relatif
‘habit’
suffixe accusatif
‘mettre’
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif constatatif
(Je vois/remarque que) Tu es bien habillée
20
nô
mani
khû-ôt-ne
‘toi’
‘beaucoup’
‘grandir’
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif constatatif
(Je vois/remarque que) Tu as beaucoup grandi
Le -ôt coréen comporte, comme le passé composé français, une valeur temporelle avec laquelle il situe un procès dans le passé et une valeur aspectuelle avec laquelle il situe un procès au présent.
4.5. Le moment de la situation selon la position du moment repère
4.5.1. Quand le moment repère se situe après le moment de la situation
L’aspect perfect relevant de la rétrospective se différencie de l’aspect perfect résultatif par une distance non précisée entre le moment de la situation et le moment repère, qui peut être ainsi petite ou grande :
---------------
---------------
(----- : moment de la situation, [ ] : moment repère).
Cet aspect est pris en charge en français par le passé composé, et en coréen, par le morphème -ôt. Mais dans une phrase complexe, et notamment dans la proposition relative, le coréen le marque par un autre morphème, -û :
21
môk-û-n
kam-i
sengkakna-at-ta
‘manger’
suffixe AT
suffixe relatif
‘kaki’
suffixe nominatif
‘venir à l’esprit’
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
J’ai pensé au kaki que j’avais mangé
4.5.2. Quand le moment repère situé immédiatement après le moment de la situation coïncide avec le moment de locution
Comme nous venons de le voir dans 4.4., quand le moment repère, situé immédiatement après le moment de la situation, inclut le moment de locution, il relève de l’aspect perfect résultatif.
ML
--------/////////
(----- : moment de la situation, [ ] : moment repère, ML : moment de locution, /// : résultat du procès).
Celui-ci est toujours marqué en français par le passé composé, marqueur de l’aspect perfect, et de même, par -ôt/at en coréen :
22
kû-nûn
jikûm
ttôna-at-ta
‘il’
suffixe thématique
‘maintenant’
‘partir’
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
Il est parti maintenant
23
yeppû-n
ot-ûl
ip-ôt-ne
‘être joli’
suffixe relatif
‘habit’
suffixe accusatif
‘mettre’
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif constatatif
Tu es bien habillée
Le -ôt/-at peut suivre également des auxiliaires marquant la terminaison d’un procès comme -ne (sortir)-ta, no (poser)-ta ou celui qui marque l’état -tu (garder de côté)-ta, qui, combinés à -ôt/-at, focalise sur l’état qui en résulte :
24
kû-nûn
sukje-rûl
ta
he-ne-ôt-ta
he-no-at-ta
he-tu-ôt-ta
‘il’
suffixe thématique
‘devoir’
suffixe accusatif
‘tout’
‘faire’
auxiliaire aspectuel
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
Il a fini tout le devoir (-ne : malgré les circonstances défavorables ; -no et -tu : par avance ou par précaution)
4.6. Ordre entre le moment repère et le moment de la situation
Dans les relations d’ordre entre procès qu’on aborde ici, nous parlerons de contemporanéité, d’antériorité et de postériorité d’un procès par rapport à un autre, sans considérer leur fonction comme moment repère ou moment de la situation.
4.6.1. Contemporanéité
Dans une phrase complexe en français, le procès mis au passé composé est contemporain d’un autre procès, le plus souvent, conjugué à l’imparfait (tomber et arriver dans Il est tombé juste au moment où une voiture arrivait) ou fléchi également au passé composé (partir et accompagner dans Quand je suis parti, ils m’ont accompagné à la porte, Oh-Jung Hyun-Gum 1991 : 145). Mais la présence de compléments circonstanciels de simultanéité est souvent nécessaire pour marquer la contemporanéité entre deux procès au passé composé, comme au même moment dans Un huissier a annoncé la cour. Au même moment, deux gros ventilateurs ont commencé de vrombir (Oh H-G 1991 : 124). La contemporanéité est exprimée également par deux procès à l’imparfait : On projetait un film de ma jeunesse dans ce cinéma et j’étais heureux.
En coréen, dans une phrase complexe, le temps de la proposition principale (passé) gouverne en général celui de la subordonnée dans laquelle, à la différence du français, le marqueur du passé peut être absent. La contemporanéité est tout de même marquée par divers moyens selon les types de propositions subordonnées :
1) Entre une subordonnée relative et la principale située dans le passé, la contemporanéité est marquée par -nû ou -tô :
25
jajônkô
tha-nû-n
tha-tô-n
Tchôlsu-rûl
po-at-ta
‘bicyclette’
‘monter ou faire’
suffixe AT (-nû) / suffixe AT à valeur testimoniale (-tô)
suffixe relatif
‘Tchôlsu’
suffixe accusatif
‘voir’
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
J’ai vu Tchôlsu faire du vélo
2) Entre une subordonnée complétive regroupant le discours rapporté direct et indirect et la principale, la contemporanéité est marquée par l’absence de morphème -Ø ou -n (ou -nûn). Le -Ø s’emploie avec les verbes d’état, et les -n et -nûn s’emploient avec les autres types de verbe et selon la formation de la dernière syllabe de la racine du verbe. En fait, la subordonnée comporte les marqueurs du présent ou du non-perfect, et délègue le marquage du passé à la principale.
26
kû-nûn
peka kophû-Ø-ta-ko
malha-ôt-ta
‘il’
suffixe thématique
‘avoir faim’
suffixe AT (-Ø)
suffixe terminatif déclaratif
suffixe verbal conjonctif citatif
‘dire’
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
Il a dit qu’il avait faim
27
kû-nûn
yose
kongpuha-n-ta-ko
malha-ôt-ta
‘il’
suffixe thématique
‘ces jours-ci’
‘étudier’
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
suffixe verbal conjonctif citatif
‘dire’
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
Il a dit qu’il étudiait ces jours-ci
28
kû-nûn
jip-ûl
jit-nûn-ta-ko
malha-ôt-ta
‘il’
suffixe thématique
‘maison’
suffixe accusatif
‘construire’
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
suffixe verbal conjonctif citatif
‘dire’
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
Il a dit qu’il construisait une maison
3) Entre la principale et la subordonnée circonstancielle marquant cause, but, et concession, la contemporanéité du procès de la subordonnée au procès de la proposition principale passée peut être marqué par -Ø ou par -ôt. Les subordonnées de cause et de but marquent la contemporanéité par -Ø, et la subordonnée de concession, par -Ø ou par -ôt :
29
peka kophû-Ø-asô
pap-ûl
môk-ôt-ta
‘avoir faim’
suffixe AT (-Ø)
suffixe verbal conjonctif de cause
‘riz/repas’
suffixe accusatif
‘manger’
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
J’ai mangé parce que j’avais faim
30
peka kophû-Ø-ki ttemune
pap-ûl
môk-ôt-ta
‘avoir faim’
suffixe AT (-Ø)
suffixe verbal conjonctif de cause
‘riz/repas’
suffixe accusatif
‘manger’
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
J’ai mangé parce que j’avais faim
31
najung-e
pe-ka
an
kophû-Ø-ryôko
pap-ûl
môk-ôt-ta
‘tout à l’heure/après’
suffixe locatif
‘ventre’
suffixe nominatif
négation
‘avoir faim’
suffixe AT (-Ø)
suffixe verbal conjonctif de but
‘riz/repas’
suffixe accusatif
‘manger’
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
J’ai mangé pour ne pas avoir faim après
32
peka kophû-Ø-jiman
pap-ûl
an
môk-ôt-ta
‘avoir faim’
suffixe AT (-Ø)
suffixe verbal conjonctif de concession
‘riz’
suffixe accusatif
négation
‘manger’
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
Même si j’avais faim, je n’ai pas mangé
33
peka kophû-at-jiman
pap-ûl
an
môk-ôt-ta
‘avoir faim’
suffixe AT
suffixe verbal conjonctif de concession
‘riz’
suffixe accusatif
négation
‘manger’
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
Même si j’avais faim, je n’ai pas mangé
4.6.2. Antériorité
En français, l’antériorité d’un procès par rapport à un autre est marquée par diverses formes verbales : au passé, par exemple, au passé composé, elle est prise en charge par le plus-que-parfait (Quand je lui ai proposé de déjeuner ensemble, il m’a dit qu’il avait déjà mangé) ou le passé composé (quand il a ouvert la porte, elle lui a souri).
1) En coréen, dans la subordonnée relative, l’antériorité d’un procès est marquée par -û pour l’aspect perfect qu’il exprime :
34
môk-û-n
sakwa-ka
sengkakna-ôt-ta
‘manger’
suffixe AT
suffixe relatif
‘pomme’
suffixe nominatif
‘venir à l’esprit’
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
J’ai pensé à la pomme que j’avais mangé (j’ai mangé)
L’antériorité peut s’exprimer également par -ôt (ou sa variante -at) ou encore -ôtôt (ou sa variante –atôt)[157] :
35
jôn-e
manna-at(ôt)-tô-n
saram-ûl
ôje
tto
manna-at-ta
‘avant’
suffixe locatif
‘rencontrer’
suffixe AT
suffixe AT à valeur testimoniale
suffixe relatif
‘personne’
suffixe accusatif
‘hier’
‘encore’
‘rencontrer’ suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
Hier j’ai encore rencontré la personne que j’avais vue avant
2) Dans la subordonnée complétive, l’antériorité du procès par rapport à celui de la principale est marquée par la présence de -ôt/at :
36
Tchôlsu-nûn
hakkyo-e
ka-at-ta-ko
malha-ôt-ta
‘Tchôlsu’
suffixe thématique
‘école’
suffixe locatif
‘aller’
suffixe AT
suffixe terminatif
suffixe verbal conjonctif citatif
‘dire’
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
On m’a dit que Tchôlsu était parti à l’école
3) Dans les subordonnées circonstancielles marquant cause et concession, le -ôt marque l’antériorité :
37
peka kophû-at-ki ttemune
pap-ûl
môk-ôt-ta
‘avoir faim’
suffixe AT
suffixe de conjonction verbale de cause
‘riz’
suffixe accusatif
‘manger’
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
J’ai mangé parce que j’avais faim
Dans cet exemple, la relation de cause-conséquence correspond naturellement à la relation d’antériorité et de postériorité.
38
peka kophû-at-jiman
pap-ûl
an
môk-ôt-ta
‘avoir faim’
suffixe AT
suffixe verbal conjonctif de concession
‘riz’
suffixe accusatif
négation
‘manger’
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
Même si j’avais faim, je n’ai pas mangé
Cette phrase a été analysée plus haut comme marquant la contemporanéité. Mais la présence de -ôt/-at dans la subordonnée de concession peut donner également un sentiment de succession. Dans l’exemple suivant, la chronologie des événements est aidée par la relation logique des procès en relation, construire un immeuble et le vendre.
39
kônmul-ûl
ji-ôt-jiman
an
phal-i-ôt-ta
‘bâtiment’
suffixe accusatif
‘construire’
suffixe AT
suffixe verbal conjonctif de concession
négation
‘vendre’
suffixe de passif
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
On a construit l’immeuble mais il ne se vendait pas/il ne s’est pas vendu
L’antériorité en coréen dans une phrase complexe est marquée, dans la relative, par -û, et dans les autres subordonnées, par le même morphème qui se trouve dans la proposition principale au passé, -ôt.
4.7. Types de chevauchement entre intervalles en relation
Les chevauchements concernent deux procès qui sont, du point de vue de l’ordre temporel, en relation de contemporanéité. Les chevauchements peuvent être partiels ou totaux.
4.7.1. Chevauchement partiel
En français, le chevauchement partiel se manifeste par deux procès, l’un, fléchi au passé composé et l’autre à l’imparfait, qui entretiennent un rapport d’inclusion : le procès à l’imparfait inclut celui au passé composé comme dans Il avait vingt ans quand il a eu son accident de montagne où le procès avoir vingt ans inclut le procès avoir son accident.
En coréen, le rapport d’inclusion relevant du chevauchement partiel s’exprime par des moyens de non-perfect comme -nû, -ko it, ou -Ø employés dans la subordonnée, qui se combinent avec le -ôt dans la principale, les premiers incluant les seconds. Les exemples de relation de contemporanéité relèvent de ce rapport :
40
jajônkô
tha-nû-n
Tchôlsu-rûl
po-at-ta
‘bicyclette’
‘monter ou faire’
suffixe AT
suffixe relatif
‘Tchôlsu’
suffixe accusatif
‘voir’
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
J’ai vu Tchôlsu faire du vélo
41
ja-ko it-nûnte
jônhwa-ka
o-at-ta
‘dormir’
périphrase aspectuelle
suffixe verbal conjonctif
‘téléphoné’
suffixe nominatif
‘venir’
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
Le téléphone a sonné quand je dormais
42
ja-Ø-nûnte
jônhwa-ka
o-at-ta
‘dormir’
suffixe AT
suffixe verbal conjonctif
‘téléphoné’
suffixe nominatif
‘venir’
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
Le téléphone a sonné quand je dormais
Le morphème -ôt dans la subordonnée marque aussi le même rapport d’inclusion selon les rapports de propositions :
43
yôk-e
totchakha-ôt-nûnte
saram-i
man-at-ta
‘gare’
suffixe locatif
‘arriver’
suffixe AT
suffixe verbal conjonctif
‘personne’
suffixe nominatif
‘être nombreux’
suffixe AT
suffixe terminatif
Je suis arrivé à la gare et il y avait du monde
44
sansako-rûl
tangha-ôt-ûl tte
kû-nûn
sûmusal-i-ôt-ta
‘accident de montagne’
suffixe accusatif
‘subir’
suffixe AT
suffixe verbal conjonctif temporel
‘il’
suffixe thématique
‘vingt ans’
‘être’
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
Il avait vingt ans quand il a eu son accident de montagne
Ainsi, selon les types de subordonnées, le chevauchement partiel avec le rapport d’inclusion entre procès peuvent être marqués en coréen par divers moyens de non-perfect comme -nû, -ko it, -Ø et -ôt.
4.7.2. Chevauchement total
En français, le chevauchement total s’exprime le plus clairement par deux procès à l’imparfait comme dans J’habitais une maison rose quand j’étais à Toulouse où le procès habiter une maison rose coïncide de bout en bout avec le procès être à Toulouse.
En coréen, il peut être marqué par -Ø ou -ôt dans la subordonnée, selon les types de suffixes conjonctifs verbaux (concession, cause, temporel) employés :
45
pap-ûn
mot
môk-ôt-ôto
môk-Ø-ôto
kkum-ûn
khûke
kaji-ôt-ta
‘repas’
suffixe thématique
négation modale (‘ne pas pouvoir’)
‘manger’
suffixe AT (-ôt / -Ø)
suffixe conjonctif verbal de concession
‘rêve’
suffixe thématique
‘en grand’
‘posséder’
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
Même si je ne mangeais pas à ma faim, je nourrissais un grand rêve
Dans cet exemple, l’intervalle occupé par le procès ne pas pouvoir manger à sa faim se superpose de bout en bout avec celui occupé par le procès nourrir un grand rêve. La présence de -ôt est facultative. Mais dans la subordonnée de cause, certains suffixes conjonctifs verbaux n’acceptent pas le -ôt comme -ôsô, alors que d’autres en ont besoin comme -ki ttemune :
46
pap-ûl
mot
môk-Ø-ôsô
môk-ôt-ki ttemune
kkum-to
khûke
kaji-l su ôp-ôt-ta
‘repas’
suffixe accusatif
négation modale (‘ne pas pouvoir’)
‘manger’
suffixe AT (-Ø, -ôt)
suffixe verbal conjonctif de cause
‘rêve’
‘aussi’
‘en grand’
‘avoir’
périphrase modale ‘ne pas pouvoir’
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
Ne pouvant pas manger à ma faim, je ne pouvais pas nourrir un grand rêve
Mais pour le suffixe verbal conjonctif temporel comme -l tte, le -ôt est tantôt nécessaire, tantôt facultatif, sans doute, selon les types de procès du verbe :
47
jôlm-ôt-ûl tte
na-nûn
un-i
jo-ôt-ta
‘être jeune’
suffixe AT
suffixe verbal conjonctif temporel
‘je’
suffixe thématique
‘chance’
suffixe nominatif
‘être bon’
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
Quand j’étais jeune, la chance me souriait
48
ttuluzû-e
it-(ôt)-ûl tte
na-nûn
punhongsek
jip-esô
sal-at-ta
‘Toulouse’
suffixe locatif
‘être’
(suffixe AT)
suffixe verbal conjonctif
‘moi’
suffixe thématique
‘rose’
‘maison’
suffixe locatif
‘vivre’
suffixe AT
suffixe terminatif déclaratif
J’habitais une maison rose quand j’étais à Toulouse
En coréen, le chevauchement partiel à relation d’inclusion s’exprime à l’aide de morphèmes de non-perfect pour les procès incluants, et le chevauchement total se manifeste par les morphèmes -ôt et -Ø.
4.8. Rôle discursif local
Le rôle discursif local des temps concerne la fonction d’avant-plan et d’arrière-plan d’un procès par rapport à un autre, dans un contexte restreint, c’est-à-dire, dans une phrase complexe ou sur deux phrases qui se suivent immédiatement. En français, le passé composé marque systématiquement l’avant-plan et l’imparfait, l’arrière-plan, dans la plupart des cas[158]. Mais le coréen ne dispose pas de marqueurs verbaux particuliers qui portent ces fonctions de façon aussi systématique. On peut néanmoins dire qu’en coréen, en général, le procès contenant le morphème -ôt dans la proposition principale caractérise l’avant-plan[159]. En ce qui concerne l’arrière-plan, il nous semble qu’il est plutôt exprimé par les moyens de l’aspect imperfective (ex. -ko it, -nû, -ôt) dans les phrases simples ou dans les propositions subordonnées[160] avec des suffixes conjonctifs verbaux (ex. -nûnte, -nûn hanphyûn).
4.9. Rôle macro-discursif
Dans un récit en français, il nous semble qu’en général, le passé composé ouvre et ferme le récit, sauf dans les contes où l’imparfait ouvre l’histoire dans la formule canonique « il était une fois... » et où le passé simple la clôture par une autre formule comme « ils vécurent heureux ». Les procès au passé composé contribuent également à la constitution de la trame, soutenu par le principe de l’ordre naturel (Klein, 1995)[161], dans laquelle participent aussi les connecteurs comme et puis, ensuite, après. L’imparfait constitue l’arrière-plan des événements tout au long du récit.
En coréen, la trame de récit est également marquée par la suite du procès comportant le suffixe aspecto-temporel -ôt, aidé par les connecteurs comme kûresô (c’est ainsi que, c’est alors que), kû taûm-e (après), kûrôko nasô (ensuite, par la suite). Le début de récit se présente souvent avec la structure il y avait...
Le tableau suivant résume l’emploi des deux temps français du point de vue de chacune des caractéristiques aspecto-temporelles et les moyens équivalents en coréen :
type de caractéristique
passé composé et équivalents en coréen
imparfait et équivalents en coréen
procès inhérent au verbe
fr
tendance à se combiner avec des verbes bornés, transitionnels et verbes d’activité
tendance à se combiner avec des verbes d’état et d’activité
co
Les verbes d’état comme être jeune ne se combinent pas avec -ko it et -nûn
bornage de l’intervalle
fr
-borné à gauche et à droite par lui-même
-borné (à gauche et) à droite par l’intervalle repère
-non borné ni à gauche, ni à droite par lui-même
-borné à gauche seule ou à droite seule par l’intervalle repère
-borné à gauche et à droite par l’intervalle repère
co
V-pôrita, V-tchiuta, V-neta
-ko it-, -nûn jungi-, -ô it-
-ôt
nombre d’occurrence d’un procès
fr
-unicité
-multiplicité avec l’aide d’autres éléments
-multiplicité avec verbes bornés et transitionnels
-unicité
co
-ôt
-ôt avec l’aide d’autres éléments -teta, -ssata, -kôrita, -kon hata
localisation d’un procès sur l’axe du temps par rapport au moment de locution
fr
passé, présent
passé
co
-ôt : passé, présent (ip-ôt-ta)
moment de la situation selon la position du moment repère
fr
aspect perfect
aspect perfect résultatif
aspect imperfective
co
perfect : -ôt (phrase simple), -û (sub. relative) //[162] -ôt
aspect résultatif : -ôt (ip-ôt-ta), V-itta, V-notta, V-tuta
-ko it, -nûn jungi, -nûn/-n
ordre entre le moment repère et le moment de la situation
fr
contemporain au procès à l’imparfait ou au passé composé
antériorité au procès au passé composé
co
contemporanéité :
- -nû, -tô (sub. relative) // -ôt
-Ø, -n/-nûn (sub. complétive) // -ôt
-Ø ou -ôt (sub. circonstancielle) // -ôt
antériorité :
-û (-ôtôt : facultatif) (sub. relative) // -ôt
-ôt (sub. complétive) // -ôt
-ôt (sub. de cause, concession) // -ôt
types de chevauchement
fr
partiel, inclus (avec IMP)
total (avec PC)
partiel, incluant (avec PC)
total (avec IMP)
co
partiel :
-nû // -ôt (relative) ;
-ko it // -ôt ; -Ø // -ôt ;-ôt // -ôt (circonstancielle)
total :
- -ôt (sub. temporelle) // -ôt ; -Ø (sub. temporelle) // -ôt
- -Ø / -ôt (cause, concession) // -ôt
rôle discursivo-narratif local
fr
avant-plan
arrière-plan
co
procès avec -ôt dans la proposition principale
moyens d’imperfectivité, dans la subordonnée
rôle macro-discursif
fr
trame de récit en général
arrière-plan de récit en général
co
suite de procès avec -ôt dans la proposition principale
[Tableau 9 : Différences entre le français et le coréen selon notre grille d’observation]
5. Hypothèses sur les zones de difficultés d’apprentissage
Dans cette succincte étude contrastive, on constate des similitudes et des différences dans les moyens utilisés dans les deux langues. Les similitudes concernent notamment l’expression des aspects perfect/non perfect, la contemporanéité relevant de l’inclusion (le fait que dans les deux langues, on emploie des moyens marquant le non-perfect pour le procès incluant et ceux du perfect pour le procès inclus), le type de chevauchement partiel à inclusion (au moyen du non-perfect et du perfect dans les deux langues) et le rôle discursif (passé composé et -ôt pour l’avant-plan, imparfait et moyens du non-perfect pour l’arrière-plan).
On observe également une divergence dans les deux langues quant au nombre et aux types de moyens utilisés pour marquer une valeur aspecto-temporelle. Il s’agit notamment des cas de double bornage de l’intervalle (passé composé et imparfait vs. -ôt), de multiplicité d’occurrence de procès (imparfait et passé composé vs. -ôt, auxiliaires, périphrase), de localisation d’un procès antérieurement du moment de locution (passé composé et imparfait vs. -ôt, -û, -ôtôt). La divergence la plus notable est le fait qu’à la différence du français, le coréen dispose d’autres ressources comme les auxiliaires qui viennent suppléer aux moyens morphémiques et périphrastiques, lesquels sont communs aux deux langues[163]. De plus, en coréen, la distribution de ces divers moyens linguistiques varie selon les types de verbe et les types de rapports entre propositions.
Le repérage des caractéristiques aspecto-temporelles que nous avons examinées est facilité s’il existe des formes distinctives correspondant aux concepts, alors que la relation non univoque entre forme et concept catégoriel fait obstacle à l’activité de repérage. De ce point de vue, le locuteur coréen a, pensons-nous, une conscience plutôt diffuse des rapports entre les moyens linguistiques et les valeurs aspecto-temporelles en coréen même de par la diversité des moyens employés et de par le peu de rapports systématiques entre formes et valeurs. Comme la tentative de comparaison et de mise en relation entre les deux langues en contact est inévitable dans le processus d’apprentissage d’une langue étrangère, et que le repérage des rapports forme-fonction dans une langue étrangère qu’on apprend dépend fortement de ce qui existe, ou plus exactement, de ce qu’on (re)connaît de leur existence dans sa première langue, l’appropriation du système aspecto-temporel du français par un apprenant coréen nous semble relativement difficile au début.
Nos hypothèses sur les zones de facilité et de difficultés se fonderont sur les rapports forme-sens dans les deux langues, concernant chacune des caractéristiques de notre grille d’observation. Nos hypothèses sur les zones de facilité d’appropriation sont les suivantes :
1) Le passé composé à valeur de perfect et l’imparfait de non-perfect pourront être repérés assez facilement par le fait qu’en coréen, le perfect et le non-perfect sont marqués de façon distinctive et représentative par, respectivement, -ôt et -ko it ;
2) Les différentes possibilité de localisation d’un procès par rapport au moment de locution (passé, présent, futur) étant marquées en langue première par des moyens différents, -ôt, -(nû)n, -l, elles ne devraient pas poser de problème en français. De plus, le passé composé et le -ôt se comportent de la même manière, renvoyant à un procès soit au passé, soit au présent ;
3) Les rôles discursifs des deux temps français peuvent s’acquérir facilement du fait du même principe de fonctionnement de la langue première où le passé composé et -ôt constituent l’avant-plan ou la trame, et l’imparfait et ses équivalents coréens constituent l’arrière-plan.
Par contre, les caractéristiques aspecto-temporelles suivantes nous semblent entraîner des difficultés :
4) Le bornage de l’intervalle dont les relations forme-sens ne sont pas univoques en français constituerait une difficulté de repérage par la prise de conscience de cette catégorie rendue déjà difficile en langue première par la diversité des moyens et le -ôt couvrant l’ensemble des configurations de bornage ;
5) La contemporanéité entre deux procès dans une phrase complexe, marquée de différentes façons dans les deux langues peut constituer une difficulté : en français, elle s’exprime par toutes les combinaisons possibles entre le passé composé et l’imparfait. En coréen, la contemporanéité est marquée par divers moyens selon les types de subordonnées ;
6) Le phénomène de chevauchement étant lié au bornage des intervalles en relation (ex. l’intervalle inclus a ses deux bornes clôturées, l’intervalle incluant peut avoir ses bornes ouvertes ou fermées), si le bornage n’est pas repéré comme caractéristique pertinente par l’apprenant, le repérage du chevauchement des intervalles peut être également problématique. Le français marque distinctivement l’intervalle inclus et l’intervalle incluant par le passé composé et l’imparfait, alors qu’en coréen, selon le type de verbe, les deux intervalles, inclus et incluant, peuvent être tantôt marqués différemment, tantôt marqués par le même -ôt. De plus, en français, les chevauchements partiels et totaux se distinguent par différentes combinaisons de temps, mais en coréen, les mêmes marqueurs (-Ø ou -ôt) peuvent convenir aux deux types de chevauchement. Cette caractéristique n’étant donc pas marquée de façon explicite et saillante en langue première, le repérage en langue cible s’annonce difficile même si, en français, elle semble se manifester suivant certaines régularités.
6. Méthode d’analyse
L’observation des verbalisations de nos informatrices sur un exercice à trous dans un entretien libre conduit à deux types d’analyse : l’analyse du contenu des verbalisations et l’analyse de la forme, celle de la mise en mots. Pour l’analyse du contenu des verbalisations, nous examinerons d’une part, les catégories ou notions auxquelles les apprenantes font référence dans leur analyse de l’emploi du passé composé et de l’imparfait, et d’autre part, leurs démarches cognitives, distinctes des catégories, mais qui les accompagnent dans leur mise en œuvre.
Pour l’analyse de la forme, deux observations sont possibles : les mots et les expressions employés par nos informatrices dans la référence aux catégories, et le mouvement interactif qui conduit la référence.
6.1. Analyse du contenu des verbalisations
6.1.1. Catégories et démarches cognitives
L’identification dans les verbalisations de la référence aux diverses caractéristiques de notre grille d’observation est un travail d’interprétation car il s’agit de comprendre ce que veulent dire nos apprenantes au-delà des stricts moyens linguistiques employés.
Quant aux démarches cognitives, nous n’avons pas de grille qui guide notre observation : il s’agit d’un objet d’observation qu’on ne peut identifier qu’a posteriori. Elles concernent des conduites mentales qui sont différentes des catégories elles-mêmes, comme des procédés de référence d’une catégorie, des conduites attentionnelles, ou encore des procédés de choix de temps verbal basés sur autre chose que les catégories.
6.1.2. Opérationnalité
Pour la notion d’opérationnalité que nous utilisons pour indiquer le degré d’acquisition, nous nous référons aux connaissances opératoires de Piaget (1972), désignant les connaissances pertinentes, et aussi au modèle de redescription de représentations de Karmiloff-Smith, ainsi qu’au modèle de développement de connaissances linguistiques de Gombert, présentés dans le chapitre 1. Dans ces modèles, le développement de connaissances linguistiques chez l’enfant se présente d’abord comme des connaissances maîtrisées en production et en compréhension en situation réelle en tant que connaissances procédurales, qui deviennent de plus en plus explicites et accessibles à la réflexion en dehors de leur utilisation en temps réel. Ces connaissances sont celles qui concernent les règles de fonctionnement d’un phénomène linguistique, qui sont devenues, par explicitation, « transparentes ». Elles permettent ainsi leur utilisation dans différents contextes. Lorsqu’une connaissance atteint ce niveau, elle peut être considérée comme opérationnelle. Mais entre la connaissance zéro (dans notre cas, non-identification de la notion) et la maîtrise totale, il existe toutes les étapes intermédiaires. On est amené ainsi à postuler différents degrés d’opérationnalité d’une connaissance. Il est à noter qu’une notion objectivement non pertinente peut être opérationnelle, lorsqu’elle est perçue par l’apprenant comme pertinente et qu’il utilise pour distinguer le choix du temps.
Dans notre analyse, nous tenterons d’évaluer le degré d’opérationnalité de façon approximative en distinguant trois degrés d’opérationnalité. Ces degrés correspondent aux différents niveaux d’intégration de Noyau, basés sur les degrés d’analyse (1980, voir. chapitre 2, 1.2.3.). Une notion peut être non opérationnelle, lorsqu’elle n’est pas identifiée. C’est le cas où elle est contenue dans la compréhension de la situation mais sans qu’elle soit repérée comme étant pertinente dans le choix du temps. Ceci se manifeste dans le choix erroné de temps et au cours des verbalisations. Une notion peut être d’une opérationnalité partielle, lorsqu’elle est identifiée mais qu’elle est employé comme critère de choix de temps seulement dans certains contextes : son utilisation n’est pas systématique. Une notion est opérationnelle lorsqu’elle est identifiée (par une prise de conscience ou par enseignement), et utilisée de façon systématique dans les différents contextes où elle se présente. L’apprenant détecte la notion et choisit le temps verbal en conséquence. Dans ce cas, la notion a acquis un degré suffisamment abstrait pour être généralisée[164].
Pour évaluer le degré d’opérationnalité d’une notion chez nos apprenantes, nous nous baserons sur trois facteurs dégagés par l’examen des verbalisations de certaines notions opératoires : a) la disponibilité de cette notion ; b) la précision de la verbalisation ; et c) la systématicité.
La disponibilité d’une notion se manifeste par le moment de la référence dans l’interaction : on peut considérer que plus tôt ou plus spontanément l’apprenante fait référence à la notion dans l’interaction, plus grande est sa disponibilité.
La précision de la verbalisation indique le degré explicite d’analyse de la notion. Lorsque l’apprenante a bien identifié la notion, elle peut la désigner dans des termes plus précis que lorsqu’elle ne l’a pas identifié. La première occurrence de la référence peut ne pas être précise, notamment quand la notion n’est pas le sujet d’interaction. Sur sollicitation de l’enquêtrice, l’apprenante peut la préciser davantage. Ce que nous noterons, c’est cette capacité de précision de l’apprenant.
La systématicité indique le degré d’analyse de la notion. Elle se manifeste dans la capacité de l’apprenant à la repérer et l’employer dans le choix du temps dans des contextes différents ou nouveaux. Ceci est possible quand la notion est analysée en termes suffisamment abstraits.
Le degré d’opérationnalité d’une notion peut être examiné dans un entretien sur l’ensemble des cas où elle est applicable dans une optique synchronique ou sur deux entretiens, avec une optique évolutive et diachronique.
6.2. Analyse de la forme
6.2.1. Analyse de la mise en mots des catégories
L’observation des moyens linguistiques utilisés par les apprenantes pour se référer à différentes caractéristiques aspecto-temporelles se fait en même temps que l’identification des catégories. Car cette identification n’est possible que par la voie des moyens linguistiques.
6.2.2. Analyse de l’interaction
L’analyse des mots et des expressions utilisés pour faire référence à des catégories peut être effectuée dans un cadre plus général qui inclut le contexte interactif dans le déroulement duquel nos informatrices sont amenées à verbaliser les notions. L’analyse conversationnelle offre des outils d’analyse.
Nos premiers entretiens s’étant déroulés en français, ils rentrent dans le cadre de l’interaction exolingue[165] (Porquier, 1984). Les conversations exolingues font l’objet de recherches par le Groupe de recherche sur les situations de contact de Bielefeld (Allemagne) depuis la seconde moitié des années 80. En s’appuyant sur les méthodes d’analyse conversationnelle, ils ont mis en évidence différents types de séquences ou activités, caractérisant les conversations exolingues entre natif et non-natif. Il s’agit des séquences latérales (side sequences) (Jefferson 1972[166] cité par Krafft et Dausendchön-Gay, 1994) qui s’ouvrent lorsque surgit un problème d’intercompréhension au cours de l’interaction. Ces séquences montrent les tentatives des protagonistes de le régulariser au moyen de différents procédés.
Dans nos entretiens, ce même type d’activités et de séquences s’observent. Elles se présentent sous la forme de :
1) Corrections qui ressemblent à des séquences potentiellement acquisitionnelles (De Pietro et al., 1989) :
i) Hétéro-correction hétéro-déclenchée lorsque la correction de l’enquêtrice est sollicitée par l’informatrice :
L : C’est plutôt pour ++++ exprimer expliquer cette situation. (E : hm) + Hm a/ adverbe ah/ adjectif ++ euh... euh <quarac/ qualifier (E : <caractériser) Oui quali/ + caractériser ? non + qualifier ?
E : Hm-hm + hm oui
L : Caractériser (E : caractériser) oui
E : Caractériser son état de ce moment là (L : hm)
K : Parce que c’est un état (E : hm.. hm) on... euh +++ XX (bas) le parleur ? (E : <hm ?) <comment on dit ?
E : Le ?
K : Par/ XXX (bas)
E : Ah.. le locuteur ?
K : Hm le locu<teur (E : <celui qui parle) oui le locuteur (E : hm) ++ /dekriv/ (E : hm-hm) son état (E : hm-hm)
ii) Hétéro-correction auto-déclenchée[167] lorsque la correction de l’enquêtrice est de sa propre initiative sans que l’apprenante la sollicite) :
K : La phrase suivant il a déjà il est déjà sorti de l’hôpital c’est pour ça l’hospital/son... a.. son hospitali-té (E : hm-hm) est + <terminé (E : <hospitalisation) <est termi/ hospitalisation est <terminée (E : <terminée)
2) des séquences explicatives, lorsque l’enquêtrice, se positionnant comme locutrice plus compétente, donne des explications pour un mot :
K : ++ Le sens de filer c’est... + <euh (E : <quoi ?) le sens de filer le <verbe (E : <hm) filer arriver encore arriver arriver (E : arriver a/ a/ arriver ?) *arriver l’une après l’autre c’est pas ça ?*
E : Ah... + c’est-à-dire que il faut qu’il y ait beaucoup de voitures (K : hm) pour...
K : C’est pas ça ? (rire)
E : + Ah d’accord non non ici la voiture filait c’est... s’en aller (K : ah ha) hm
3) des achèvements interactifs[168], lorsque l’enquêtrice termine la phrase énoncée par l’apprenante en comblant la lacune lexicale à laquelle elle est confrontée. Lors des seconds entretiens qui se sont déroulés en coréen, les corrections et les séquences explicatives disparaissent. Le mot que l’enquêtrice propose à l’apprenante pour l’aider dans sa recherche lexicale peut être un mot ordinaire :
L : Avec... cette ce/ ces phrases (E : hm) dans le contexte je crois <que... (E : <que il est en train de...) on on peut pas... (E : savoir ?) savoir il était en train de venir <ou de.. partir
L : <Se tenir (E : se tenir ?) il ne pouvait pas s’arrêter. (E : hm-hm) +++ Oui (E : hm-hm) + parce que euh... la voiture était toujours en train de...
E : D’avancer ?
L : Euh d’avancer. (E : hm-hm)
Mais le mot que l’enquêtrice propose peut relever d’une notion temporelle. Dans le cas d’acceptation du mot par l’apprenante, l’enquêtrice participe aux verbalisations :
K : Hm... (rire) +++ le sourire c’est.... + c’est une action <euh
E : <Qui dure ?
K : Du../ oui qui dure n’est-ce pas ? (E : hm)
Dans notre analyse des données au niveau de la forme, nous privilégions l’étude des moyens linguistiques pour la référence aux catégories. Les mouvements interactifs qui ont conduit aux verbalisations de ces catégories seront commentés seulement sommairement, notamment du point de vue de l’intention de communication.
6.3. Interaction et verbalisations
Dans l’entretien, l’enquêtrice tente d’avoir accès aux connaissances de l’informatrice et d’en cerner le contenu. Deux grands types d’interventions de l’enquêtrice peuvent être distingués : les interventions que l’enquêtrice effectue plus ou moins systématiquement, et celles qui ne sont pas planifiées. Le premier type d’interventions, dont l’enquêtrice est consciente est constitué de trois types de questions : raisons du choix de temps, jugement d’acceptabilité de la forme non retenue, et différences de sens éventuelles perçues. Le second type d’interventions est celui que l’enquêtrice effectue en fonction des réponses de l’apprenante au cours de l’interaction ouverte par les trois questions principales.
Dans ces séquences, l’enquêtrice est souvent amenée à vérifier sa compréhension des réponses de l’apprenante en les reformulant et en les soumettant à son jugement. Arditty et Vasseur (1999 : 5) caractérisaient l’interaction entre natif et non-natif comme une négociation permanente du sens. L’interaction métalinguistique l’est par excellence. Au moment de ses interventions non planifiées, il arrive que l’enquêtrice ne soit pas toujours consciente de leur nature.
Pour les trois questions principales, l’enquêtrice a recours à différents types de sollicitations. Pour savoir ce qui a fondé le choix du temps pour un verbe, les procédés de l’enquêtrice sont quelque peu différents d’un entretien à l’autre. Le premier entretien qui s’est déroulé dans le cadre de la pré-enquête montre à plusieurs égards des maladresses, comme l’anticipation de réponse de l’apprenante. Les procédés de sollicitations se présentent comme suit (en l’absence de précision, ils s’observent lors des deux entretiens) :
1) L’enquêtrice se contente de mentionner le temps choisi en espérant susciter des explications de la part de l’informatrice. Plusieurs procédés sont observés : a) Elle étiquette le choix du temps grammatical[169] : ex. « Bon, donc ça c’est le passé composé ? » ; b) Elle reprend la forme verbale fléchie au temps retenu : ex. « Donc là après, elle a dit je t’attendais » ; c) Elle a également recours à une incitation à terminer la phrase qu’elle a entamée (cf. achèvement interactif de Gülich, 1986) : ex. « Alors tu as mis au passé composé parce que… », « Ils ont voulu c’est… »
2) L’enquêtrice demande d’extérioriser ce que pense l’apprenante : ex. « A ce moment là à quoi tu as pensé ? » ; « Si tu me disais ce que tu en penses généralement ? ». a) L’enquêtrice anticipe ce qui fonde le choix de l’apprenante, en mettant son hypothèse à son jugement : « Ici l’imparfait c’est qu’il est pas encore parti ? », « Bon s’est produit c’est au passé composé c’est parce que c’est passé c’est ça ? » L’anticipation de la réponse de l’apprenante nous semble une erreur méthodologique. Mais le contenu n’est pas toujours de la seule initiative de l’enquêtrice. Celle-ci s’appuie souvent sur ce qui a été dit auparavant par l’informatrice : « Parce que dormais, comme tu as explique tout à l’heure c’est le… dans le passé c’est quelque chose qui… c’est un état ? ». L’anticipation s’observe beaucoup moins lors du second entretien.
3) L’enquêtrice pose la question sur le sens : « Si tu mets au passé composé, qu’est-ce que ça signifie ? », « Bon alors, elle lui souriait, quel est le sens ? », « Il pleuvait ça veut dire quoi il pleuvait ? », « (Si on dit qui est parti) Hm + qu’est-ce que ça veut dire ? »
4) L’enquêtrice pose la question directe sur le pourquoi. Ce procédé s’observe plus souvent lors du second entretien : ex. « Et là au passé composé, bon pourquoi ? », « Là pourquoi tu as choisi dormais et téléphoné ? »
Pour la question de jugement d’acceptabilité du temps non retenu par l’informatrice, l’enquêtrice a recours à plusieurs termes : a) Questions avec pouvoir dire : « Est-ce qu’on peut dire se produisait ? », « On ne peut pas dire il a eu par exemple ? passé composé ? » ; b) Questions avec possible : « Alors je l’accompagnais à la gare, par exemple à l’imparfait, est-ce que c’est possible ? » ; c) Questions avec marcher : « ça ne marche pas ? » (en demandant confirmation à une réponse négative sur l’acceptabilité d’un temps) ; d) Questions avec bon : « C’est pas bon ? », « Est-ce que c’est bon ? » ; e) Questions avec bizarre : « C’est bizarre ? » (il s’agit souvent de la reprise de l’expression de l’apprenante)
Finalement, pour les questions sur la différence éventuelle de sens entre le temps choisi et le temps non choisi, les formules suivantes sont employées : « Mais quelle est la différence ? », « Comment c’est différent ? », « Qu’est-ce que ça pourrait vouloir dire ? si on dit il a plu ? ». Ces questions sur la différence de sens nous semblent, après coup, une erreur méthodologique, lorsqu’elles ne sont pas précédées d’une demande de jugement d’acceptabilité et que le verdict de l’apprenante va pour l’acceptable. Les informatrices ont souvent des difficultés de jugement. Néanmoins, elles ressentent des différences de sens qu’elles verbalisent à la sollicitation de l’enquêtrice. L’exposé de ces sens différents perçus ne signifie pas qu’elles jugent réellement acceptables les deux temps.
Outre ces trois types de questions majeures plus ou moins systématiquement posées, dans le but de mieux cerner la conceptualisation de l’informatrice, l’enquêtrice a recours à diverses formes de sollicitations :
1) L’enquêtrice tente de comprendre la signification induite dans les propos de l’apprenante :
a) Par demande de précision pour mieux la comprendre : « (Peut-être si il n’a pas pu il n’a pas pu trouver de place assis c’est-à-dire l’autre fois l’autre fois il il.. il avait trouvé son sa place) L’autre fois ? c’est-à-dire ? quand il voyage avant ? », « Plus précis dans quel sens ? ».
b) Par demande d’exemple : « donne-moi un exemple où ça influence sur maintenant » (Ce cas est exceptionnel)
2) Test de compréhension des propos de l’informatrice par des paraphrases qu’elle soumet à son jugement. La paraphrase finit souvent par « …, c’est ça ? » :
a) Demande de confirmation d’une explication locale : « il n’a pas pu c’est juste il a cherché une fois et là il n’a pas trouvé mais quand tu dis il ne pouvait pas c’est-à-dire il a cherché vraiment + là et là dans ce wagon il a fait tous les wagons (rire) euh… ++ c’est ça ? », « elle est pas encore arrivée au commissariat c’est ça ? »
b) Demande de confirmation d’un résumé des propos de l’apprenante : « Donc quand on décrit un état c’est l’imparfait quand on décrit une action c’est le… passé composé ? on pourrait dire ça ? ».
3) Elle vérifie si l’apprenante emploie encore une notion déjà mentionnée auparavant, en anticipant sa réponse : « (le passé composé aussi peut dire le description qui... est temporellement très courte) bon là tu as mis tout au passé composé hein + c’est-à-dire est-ce que c’est une description ou pas ? (…) ça se passe rapidement c’est ça ? », « Donc tu as dit que c’était deux choses se passent en même temps ici + n’est-ce pas ? (K : hm-hm) donc le fils a téléphoné et il dormait deux choses en même temps (K : hm) alors donc est-ce que c’est pareil ici ? ».
4) Elle explicite le comportement de l’apprenante qu’elle note et demande en même temps confirmation : « Ah d’accord donc tu veux mettre comme ça ? là /e/ filé ? », « Ah donc là tu changes d’avis ? ».
5) Elle exprime parfois ce qu’elle sait ou ce qui lui semble trop évident au lieu de laisser parler l’informatrice, attitude méthodologiquement incorrecte. On observe ce procédé lors du premier entretien :
L : C’est en train de... partir en train de venir + oui +
E : Ah bon ?
L : Je ne sais pas.
E : Mais... regardons il faut mettre le (rire) verbe partir là (L : partir ?) hm ++ (L : <XXX) <J’ai rencontré Paul qui ? +
L : Sauf ça <hm.. (E : <hm) avec... cette ce/ ces phrases (E : hm) dans le contexte je crois <que... (E : <que il est en train de...) on on peut pas... (E : savoir ?) savoir il était en train de venir <ou de.. partir (E : <ou hm)
E : Oui ça on ne sait pas donc/ mais + là il faut mettre le verbe partir (L : hm) Donc.. c’est clair il est il revient pas mais il part là maintenant
L : Partirait ?
E : Bon dimanche dernier j'ai rencontré Paul qui partirait partirait c'est quelle forme ?
K : C'est (rire) futur dans le passé (rire)
E : Ah futur dans le passé ? hm-hm j'ai rencontré (bas) c'est-à-dire il est déjà parti ? non
K : Non
6) Elle encourage l’informatrice à exposer ses idées : « (Hm là en parlant, j’ai une autre idée qui me vient qui se superpose. (rire) ) Hm hm dis-moi ces idées qui se superposent »
7) Elle tente de voir la réaction de l’apprenante en lui proposant une notion : « On peut penser que, avec cette durée assez longue, on peut mettre l’imparfait », « c’est-à-dire ici, ça dure longtemps ? »
8) Elle pose des questions sur des corrélations : « alors quand on utilise l’expression au moment où est-ce que on utilise un peu systématiquement imparfait ? »
9) Elle sollicite des éclaircissements : « L’action successive c’est-à-dire quelle... action ? »
10) Elle demande des approfondissements en orientant la réflexion dans une direction particulière : « il pleuvait t’as mis à l’imparfait c’est-à-dire si on compare le moment où l’accident s’est produit et le moment où il pleuvait, qu’est-ce qui est avant ? », « est-ce qu’elle... commence à sourire quand elle le voit ? ou... c’est juste après qu’il soit rentré qu’elle sourit ? ou.. », « Donc ça ne se passe pas ensemble ? »
11) Elle propose aussi ses remarques par rapport aux propos précédents de l’informatrice : « Donc quand on décrit un état c’est l’imparfait quand on décrit une action c’est le.. passé composé ? on pourrait dire ça ? (Oui on peut dire) Mais partait + c’est une action et qui a.. imparfait », « (l’apprenante choisit l’imparfait pour le verbe ouvrir) Mais au début, tu as dit que le passé composé, ça concerne en général les actions Mais ouvrir, ce n’est pas une action ? ».
12) Elle propose une situation alternative pour savoir ce que l’informatrice comprend : « Alors si je dis si par exemple, imaginons que ça se passe ici maintenant. (L : hm) Euh.. je t’attends et tu es entrée et je dis je t’ai attendu. Est-ce que ça veut dire quelque chose quand même ? ».
Il est possible que toutes les formes de sollicitations n’aient pas été présentées. Les verbalisations se constituent ainsi au fil de l’interaction, alimentée par les questions de l’enquêtrice et les réponses et réactions de l’apprenante, sollicitées ou spontanées, qui suscitent à leur tour d’autres questions de la part de l’enquêtrice. Le rôle de l’enquêtrice n’est donc pas négligeable dans la formation du contenu et la formulation des verbalisations. Outre le déroulement général de l’entretien qui est pris en charge par l’enquêtrice (c’est elle qui ouvre et ferme la séance, et qui décide plus souvent que l’informatrice de développer un aspect des verbalisations ou de passer au verbe suivant), elle participe de diverses manières à la construction des verbalisations. De ce point de vue, les verbalisations ainsi recueillies peuvent être considérées non pas comme un travail de l’apprenante seule, mais plutôt comme une élaboration commune.
7. Recueil des verbalisations
Nous présenterons ici plus en détail nos informatrices, trois coréennes, avec leur profil sociolinguistiques, le dispositif du recueil des verbalisations, et le déroulement de l’enquête.
7.1. Les informatrices
Les informateurs dont nous disposions au début étaient au nombre de cinq et ils ont tous été suivis assez régulièrement entre un an et un an et demi (fin 1995 - 1997). Durant cette période de pré-enquête prolongée, tous les entretiens qui ont eu lieu en français ont été enregistrés. Le sujet d’entretiens métalinguistiques (les temps passés français) étant décidé après cette période, et la perspective longitudinale demandant la poursuite d’entretiens, le choix définitif des informateurs parmi les cinq initiaux s’est effectué selon leur disponibilité et leur bonne volonté. C’est ainsi qu’ont été sélectionnées finalement nos trois informatrices, Lee, Kang et Kim, qui sont restées en contact avec l’enquêtrice et qui ont bien voulu lui consacrer encore de leur temps.
Nos trois informatrices ont fait des études supérieures (4 ans d’études universitaires en Corée pour Lee et Kang, et six ans pour Kim). Lee et Kang sont arrivées en France à l’âge de 23 ans, et Kim, à l’âge de 32 ans. Elles ont toutes les trois appris une première langue étrangère, l’anglais, au cours de leur scolarité en Corée. Quant au français, Lee et Kang en ont appris quelques notions en Corée, et l’essentiel en France durant un an et demi environ dans un institut de langue. Par contre, Kim l’avait appris en Corée au lycée et à l’université, et en France, pendant huit mois dans un cadre institutionnel. Le tableau suivant récapitule ces informations :
Nom
Age d’arrivée en France
Apprentissage du français en Corée
Apprentissage du français en France
Connaissances d’autres langues
Lee
23
1 an au lycée
3 mois à Vichy, 1an à Paris, 22h/sem.
anglais
Kang
23
2 mois Alliance française
1 an 6 mois à Paris, 20h/sem.
anglais, notions d’allemand
Kim
32
3 ans lycée, 4 ans faculté
8 mois à Angers, 20h /sem.
anglais
[Tableau 10 : Apprentissage du français et connaissances d’autres langues des trois informatrices]
Les contacts de nos informatrices avec des francophones se limitent en général aux occasions offertes par la classe, avec leurs pairs étrangers dans les cours de français, et par la suite, avec leurs pairs français dans les cours de leur spécialité. Cette tendance n’a pas beaucoup changé durant l’enquête. Et la proportion des activités impliquant l’usage du français reste en général inférieure à l’utilisation du coréen.
Les premiers entretiens métalinguistiques ont eu lieu, pour les trois apprenantes, au cours de leurs deux premières années de séjour en France (entre quinze à dix-huit mois). Lee et Kang avaient vingt-quatre ans et Kim, trente trois ans. Au moment du premier entretien métalinguistique, Lee et Kang finissaient leur cours de français, et Kim était à l’université, en troisième cycle. Lors du second entretien, en moyenne deux ans et huit mois après, Lee fréquentait une école d’architecture intérieure, Kang faisait des études de troisième cycle à l’université en province, et Kim continuait ses études de troisième cycle à l’université à Paris, en s’étant, entre temps, mariée et ayant eu un enfant. Dans le tableau suivant sont résumés l’âge, la durée de séjour en France et l’activité de nos apprenantes au moment des deux d’entretiens métalinguistiques :
Informatrice
Période d’entretien
Intervalle entre les deux entretiens
Age
Durée de séjour en France
Activité et situation familiale
Lee
7 (2 fois)/1996
32 mois (2 ans et 8 mois)
24
1 an et 3 mois
Fin de cours de FLE
(célibataire)
3/1999
27
3 ans et 11 mois
Ecole d’architecture intérieure (célibataire)
Kang
8, 9/1996
30 mois (2 ans et 6 mois)
24
1 an et 4 mois
Fin de cours de FLE
Ecole de stylisme à Paris (célibataire)
3/1999
27
3 ans et 11 mois
3e cycle à l’université (célibataire)
Kim
3, 4/1996
34 mois (2 ans et 10 mois)
33
1 an et 6 mois
3e cycle à l’université (célibataire)
2/1999
36
4 ans et 5 mois
3e cycle à l’université (mariée et un enfant)
[Tableau 11 : Période d’entretiens métalinguistiques, activités, situation de famille des informatrices]
7.2. Support des verbalisations : un exercice à trous
Pour susciter les verbalisations sur l’emploi du passé composé et de l’imparfait, nous avons eu recours à un exercice à trous, constitué de six petits récits dans lesquels les verbes donnés à l’infinitif devaient être mis soit au passé composé, soit à l’imparfait. L’origine du choix de l’exercice à trous remonte à l’interaction avec l’informatrice Kim dans la période de pré-enquête durant laquelle des difficultés de français étaient abordées comme thèmes de conversation, entre autres. C’est dans ce contexte que Kim a parlé à l’enquêtrice d’un petit test sur le passé composé et l’imparfait utilisé dans son cours pour étudiants étrangers de remise à niveau en français de l’université de Paris III. L’enquêtrice, intéressée par les interrogations et les commentaires de Kim sur ces phénomènes linguistiques, lui a proposé de discuter ensemble. Elle a reproduit cette tâche avec les autres informateurs qui étaient, à l’époque, au nombre de cinq. Ce n’est que plus tard que ces deux temps passés ont été choisis comme thème de verbalisations. Nous avons décidé à ce moment-là d’inclure ces données déjà recueillies et de réitérer le même entretien une seconde fois avec les trois apprenantes qui étaient disponibles.
7.3. Déroulement de l’entretien
Après l’expérience d’entretiens linguistiques dans le projet ESF, Vasseur (1990d) a suggéré une situation d’enquête où les deux locuteurs, natif et non-natif, seraient « égaux », et où le non-natif aurait un « statut d’interlocuteur bilingue autonome » qui partage le contrôle de l’échange avec le natif, ce qui permettrait ainsi de s’investir dans la discussion en bonne « figuration » et en toute efficacité. Dans notre cadre d’entretien, la situation où l’enquêtrice et l’enquêtée partagent la même langue maternelle crée d’emblée une convivialité et offre un cadre psychologique favorable à l’informatrice. Le décalage de niveau de français entre l’enquêtrice et l’enquêtée, et la spécificité de l’interaction métalinguistique, deux conditions qui peuvent mettre mal à l’aise nos informatrices, ont été dissipées par les nombreux entretiens précédents, tant informels que métalinguistiques.
Les entretiens métalinguistiques se sont déroulés la plupart du temps chez l’enquêtrice ou l’enquêtée, sauf quand les circonstances ne le permettaient pas, où il a eu lieu dans un lieu public comme un café. En général, une conversation libre en français précède les verbalisations métalinguistiques autour de l’exercice à trous.
L’exercice composé de six petits récits a été réalisé récit par récit. La consigne était de choisir le passé composé ou l’imparfait pour les verbes à l’infinitif mis entre parenthèses. L’enquêtrice demandait à l’apprenant de lire d’abord le récit en question à haute voix, en choisissant le temps approprié pour les verbes entre parenthèses. L’enquêtrice notait sur sa feuille d’exercice les choix de temps de l’apprenant. L’enquêté lui-même était libre de les noter. Une fois les choix de temps effectués pour tous les verbes du récit, l’enquêtrice demandait, pour chacun des verbes, les raisons du choix de temps et le jugement d’acceptabilité de la forme non choisie, ainsi que les différences de sens éventuelles qu’elles percevaient. C’étaient les principales questions constituant les interventions de l’enquêtrice.
L’entretien s’est déroulé de façon semi-directive et non structurée : chaque protagoniste a participé relativement librement. Le temps alloué à chacun des récits et à l’ensemble de l’exercice n’était pas fixé préalablement : l’exercice en entier prenait en général entre une heure et demi et deux heures par personne.
Les deux entretiens ne se sont pas déroulés dans les mêmes conditions. Dans le premier entretien qui s’est déroulé pendant la période de pré-enquête, l’interaction était en français, comme c’était le cas pour toute autre tâche effectuée à cette période. Sauf pour Kim, les deux autres informatrices n’étaient pas averties de la tâche. Une conversation libre précédait l’exercice à trou. Le thème de verbalisations n’ayant pas été encore choisi, l’interaction était plus libre que dans le second entretien. Ainsi l’enquêtrice est intervenue comme dans une discussion normale en coupant assez souvent la parole à l’informatrice ou en chevauchement. Le premier entretien métalinguistique, n’ayant pu s’achever en une fois, a eu lieu en deux fois espacées d’à peu près trois semaines, pour les trois informatrices.
Le métalangage est employé aussi bien par l’enquêtrice que l’informatrice. Il concerne essentiellement les étiquettes des temps verbaux (le passé composé, l’imparfait, le plus-que-parfait, le conditionnel, le futur dans le passé). Les informatrices connaissent ces termes de par leur parcours d’apprentissage formel, et l’enquêtrice les utilise en connaissance de cause.
Les secondes verbalisations ont été recueillies après une longue absence de contact avec les apprenantes. Cet intervalle était la conséquence de la continuation de l’enquête sur plusieurs thèmes avant la prise de décision finale sur les temps passés comme seul thème de verbalisation. Pour ce second entretien, les apprenantes étaient au courant de la tâche. Comme dans le premier entretien, une conversation informelle en français a précédé l’entretien métalinguistique qui, cette fois-ci, a eu lieu en coréen. Le but de verbalisations étant d’accéder à leur connaissances ou hypothèses sur les phénomènes d’aspect en français, il nous semblait plus approprié de choisir la langue maternelle des informatrices pour qu’elles puissent mieux s’exprimer. A la différence du premier entretien, l’enquêtrice demande aux apprenantes de verbaliser leurs connaissances sur le passé composé et l’imparfait avant l’exercice, et le clôt également en redemandant des commentaires après coup. De plus, l’enquêtrice essaie de mieux contrôler ses interventions.
* * * * *
Dans cette seconde partie, nous avons mieux circonscrit notre objet de recherche et nous avons précisé notre méthode de recherche. Dans ce travail, nous tenterons d’étudier le processus inférentiel de construction de connaissances métalinguistiques sur la langue cible. Il s’agit d’un processus d’explicitation. Pour ce faire, nous nous proposons d’observer en particulier la conceptualisation métalinguistique du passé composé et de l’imparfait par nos informatrices à travers leurs verbalisations recueillies dans un entretien.
Notre grille d’observation des verbalisations, constituées de diverses notions, est inspirée des principes de classification de différents aspects proposés par Klein et Noyau : le moment repère, le moment de la situation. Aux différents rapports entre ces deux moments de référence (relevant de divers aspects) s’ajoutent l’aspect lexical (Aktionsart) et la dimension discursive. Nous tenterons d’identifier dans les verbalisations des informatrices la référence à ces notions et leur contenu, ainsi que la formulation. Les verbalisations seront étudiées à la fois du point de vue synchronique et diachronique.
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