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Thèse de sciences du langage, Université de Paris III – Sorbonne Nouvelle
Étude des verbalisations métalinguistiques d’apprenants coréens sur l’imparfait et le passé composé en français
Introduction Chap. 1 Chap. 2 Chap. 3 Chap. 4 Chap. 5 Chap. 6 Chap. 7 Conclusion
Résumé Biblio Corpus Index 1 Index 2 Annexe 1 : Exercice Annexe 2 : Conventions


Première partie :
Dimensions métalinguistiques du procès d’acquisition d’une langue étrangère

 


Chapitre 1. Aspects linguistiques et cognitifs du métalinguistique

Les questions métalinguistiques qui nous préoccupent dans le cadre de l’appropriation d’une langue étrangère relèvent de différentes disciplines et domaines liés les uns aux autres. Elles concernent les disciplines qui abordent les langues naturelles de différents points de vue (linguistique, psycholinguistique et didactique de langues) dans lesquels la dimension métalinguistique concerne le système linguistique, l’activité langagière du sujet, l’acquisition de la langue maternelle, l’élaboration de la grammaire et l’enseignement/apprentissage de langues étrangères.

Dans ce premier chapitre, nous nous proposerons de parcourir ces divers domaines et d’examiner comment cette question du métalinguistique y est abordée. Nous examinerons dans un premier temps, la notion de métalangage et l’activité métalinguistique traités par différents linguistes des années 1940-1990. Dans un deuxième temps, nous examinerons deux autres domaines qui traitent de manière tout aussi centrale de la question métalinguistique, mais sous l’angle de l’acquisition et de l’enseignement : la tradition grammaticale scolaire française et la méthode d’enseignement des langues étrangères. Et pour finir, nous considérerons l’aspect métalinguistique abordé comme activité cognitive en psycholinguistique.

1. Le métalinguistique en linguistique

Comment la question du métalinguistique est-elle traitée en linguistique ? Cette question se pose différemment selon que l’on envisage la langue de façon statique, comme un système dont on peut décrire les composantes et les fonctionnements, ou de façon dynamique, comme un système qui se réalise dans les activités réelles de locution. Ces différentes options se manifesteront chez les linguistes dont nous présenterons les travaux chronologiquement : Hjelmslev (1943), Jakobson (1963), Chomsky (1965), Culioli (1968), Benveniste (1970), Rey-Debove (1986), et Authier-Revuz (1992). Avant d’étudier ces auteurs, nous commencerons par quelques considérations générales.

1.1. Considérations générales

1.1.1. Etymologie et définitions du terme métalangage

Le préfixe mét(a)-, d’origine grecque, qui signifie « au milieu (de), avec, après », exprime, selon le Dictionnaire étymologique du français[6], la participation (par exemple, en chimie, métamère : « qui participe à la même fonction »), la succession (métaphysique : « qui vient après la physique »), et le changement (métamorphose : « changement de forme »). Aucun de ces sens n’a un rapport direct avec le sens du suffixe dans métalangage. Mais le Trésor de la langue française ajoute l’idée de proximité et de ressemblance (ex. métastable) et celle de transcendance qui, elle, peut s’appliquer à métalangage. Cette idée de transcendance signifie « (ce) qui est au-delà de, ce qui dépasse » et englobe la réalité désignée par le second élément.

Dans le Grand Robert[7] et le Trésor de la langue française[8], les définitions du terme métalangage sont présentes dans quatre domaines, logique, linguistique, sémiotique et informatique. En logique, le métalangage désigne le langage supérieur ou formalisé qui rend compte du langage-objet ou naturel, en termes de vérité et de non-contradiction dans ses propositions. En linguistique, il renvoie au langage naturel lorsqu’il décrit ou parle du langage lui-même. En sémiotique, métalangage désigne le langage naturel qui décrit ou parle d’un système de signification non langagier comme la musique ou la mode. En informatique, métalangage se réfère à un langage définissant des langages de programmation.

Métalangue quant à elle, est définie comme une langue naturelle qui signifie ou qui parle d’une langue (une autre ou elle-même) et elle peut s’opposer à métadiscours, en se référant au code seul. Métalangue s’emploie souvent comme synonyme de métalangage.

Le terme métalinguistique est présenté comme un adjectif dérivant de métalangue ou métalangage, avec un emploi rare noté dans le Trésor comme un nom féminin (une métalinguistique).

1.1.2. Introduction de la notion et du terme de métalangage en linguistique

Pour cette partie, nous nous fonderons sur l’ouvrage de Rey-Debove, Le métalinguistique (1986), qui, dans sa toute première partie, donne un bon aperçu historique de la notion de métalangage.

Selon Rey-Debove, la notion de métalangage relève d’une tradition occidentale très ancienne des grammairiens ou des philosophes antiques[9] qui étaient déjà préoccupés par cette notion et par celle d’autonymie[10]. Son emploi en linguistique est en fait un emprunt récent des linguistes aux logiciens du Cercle de Vienne[11] qui, entre les années 1931 et 1947, ont élaboré un métalangage formalisé, langue qu’ils souhaitaient commune aux sciences[12].

Ce terme de métalangage semble avoir été forgé et utilisé la première fois, en 1931, en polonais, par Tarski, logicien et membre du Cercle (dans l’ouvrage Métajazyk), et emprunté à l’allemand Metasprache (cf. Trésor de la langue française). Il a été repris ensuite en anglais par Morris en 1938 (dans l’ouvrage Foundations of Theory of Signs), puis par Carnap en 1943 (in Meaning and Necessity). Après l’emploi du terme par des logiciens, il a été utilisé en linguistique proprement dite par Hjelmslev en 1943 (in Prolégomènes). En français, il apparaît, selon Rey-Debove, un peu plus tard, vers 1960.

1.1.3. Types de métalangages
1.1.3.1. Métalangages non linguistiques 

Le métalangage se divise, selon Rey-Debove, en métalangages linguistiques et en métalangage non linguistique. Par métalangages non linguistiques, l’auteur entend les métalangages logiques et sémiotiques. Le métalangage logique, considéré comme langage second servant à parler de la valeur de vérité des phrases du langage-objet, existe sous forme codée (formalisée). Ce langage second ne s’oppose pas au langage-objet mais le contient, comme le montre la phrase suivante employée en logique : « ‘il pleut’ est vrai si et seulement il pleut », où le langage-objet est ‘il pleut’ (Rey-Debove Ibid. : 14).

La sémiotique étant une discipline qui étudie les relations entre différents systèmes de signes, le métalangage sémiotique comprend non seulement le langage naturel, mais aussi des systèmes de signes non langagiers (pour reprendre les exemples d’Hjelmslev, signaux routiers, chiffres ou selon certains dictionnaires, musique, mode). A la différence des systèmes de langues naturelles, les autres systèmes de signes ne peuvent pas se prendre eux-mêmes comme objet. A l’intérieur des langues naturelles, les unes s’opposent aux autres en tant que systèmes de signes différents. Et c’est la possibilité pour une langue de parler d’autres langues qui, remarquerons-nous avec Rey-Debove, contribue notamment à l’apprentissage des langues dont on n’a pas la compétence.

1.1.3.2. Métalangage linguistique

Le métalangage est généralement perçu, selon Rey-Debove, comme une langue dont le lexique se compose d’une part, d’une terminologie spécialisée comme syntaxe, sémantique, phonème, lexème, et d’autre part, de mots « naturels », comme mot, phrase, lettre, etc. Il peut concerner aussi une langue formalisée ou codée comme dans la logique, comme on peut le voir dans la théorie générative et transformationnelle.

Au niveau du discours où l’usage métalinguistique s’observe le mieux[13], Rey-Debove distingue deux types de discours du langage en terme de mode : le mode scientifique-didactique et le mode courant. Au mode scientifique-didactique correspond le discours du linguiste et de celui qui apprend ou enseigne une langue. Au mode courant correspond le discours d’un locuteur d’une langue dans lequel la conscience métalinguistique est moindre aussi bien au plan du contenu qu’au plan de l’expression. Les insertions métalinguistiques qui servent un propos de nature différente en sont la trace.

Dans ce mode courant (non didactique et familier), l’auteur avance que l’usage métalinguistique provient d’une nécessité pratique de communication et de distanciation, afin de « mieux comprendre, mieux se faire comprendre et mieux se cacher » (Rey-Debove 1986 : 22-23). Il répond également à un besoin ludique (jeux de mots et langage, comme les mots croisés). C’est dans l’emploi courant de la langue, dit Rey-Debove, que les systèmes mondains[14], et métalinguistiques interfèrent le plus, volontairement ou involontairement.

1.2. Le métalinguistique chez des linguistes particuliers

1.2.1. Le métalinguistique chez Hjelmslev

Ce linguiste danois (1899-1965), considéré par Bronckart (1977) comme le plus représentatif du mouvement structuraliste européen, a effectué ses principaux travaux dans la première moitié du XXe siècle. Dans son ouvrage Prolégomènes à une théorie du langage (1943), présenté comme « essentiellement méthodologique et théorique », Hjelmslev élabore une théorie glossématique, dans laquelle il caractérise la langue par un formalisme absolu (Bronckart 1977 : 156).

A l’instar de la dichotomie saussurienne langue/parole, Hjelmslev postule l’existence d’un système (correspondant à la langue) sous toute séquence de comportements appelés processus ou texte (qui correspondent à la parole) et a tenté de construire un modèle d’analyse qui puisse s’appliquer aussi bien au système qu’au processus. Ce modèle possède deux plans, celui de l’expression et celui du contenu, et son système dichotomique est appelé sémiotique.

La caractéristique du langage naturel d’être aussi son propre métalangage se présente chez Hjelmslev sous deux formes, celle de sémiotique connotative et celle de métasémiotique (ou métalangage). Dans la sémiotique connotative, le plan de l’expression lui-même est une sémiotique, ayant à son tour un plan de l’expression et du contenu. Cette sémiotique connotative se trouve dans l’activité de connotation. Dans la métasémiotique, c’est le plan du contenu qui est une sémiotique (ayant à son tour un plan de l’expression et du contenu) comme dans le cas des mots métalinguistiques spécialisés. Le métalangage familier ne fait pas l’objet de son analyse.

Hjelmslev envisage également, selon Rey-Debove, une autre forme de métasémiotique dont les deux plans sont chacun une sémiotique. Cette métasémiotique est selon lui une sémiotique scientifique comme celle des logiciens.

1.2.2. Fonction métalinguistique chez Jakobson

La référence au métalangage chez Jakobson, dans le premier tome des Essais de linguistique générale (1978 [1963]), concerne notamment la fonction métalinguistique. Parlant de la contribution des logiciens à la linguistique avec la distinction entre langage-objet et métalangage, Jakobson introduit cette distinction dans ses six « facteurs constitutifs de tout procès linguistique » et de « tout acte de communication verbale ». Il semble s’être, pour ce faire, largement inspiré des théories de la communication dont il fait d’ailleurs un compte rendu dans le même volume.

Son schéma est le suivant : le destinateur envoie un message au destinataire et le message a besoin, pour être opérationnel, d’être placé dans un contexte et d’être transcrit dans un code, et avant tout, il faut que le contact (canal physique) soit établi entre deux locuteurs. Chacun des six facteurs donne naissance à une fonction linguistique différente. Le contexte donne lieu à une fonction dite dénotative, cognitive, référentielle, le destinateur (ou émetteur) à une fonction dite expressive ou émotive, le destinataire (récepteur), à une fonction conative, le contact, à une fonction phatique et finalement, le code à une fonction métalinguistique (Jakobson Ibid. : 214-220).

La faculté de parler une langue implique la capacité d’opérations métalinguistiques telles que la révision et la redéfinition du vocabulaire employé. L’usage de mots et la définition de mots sont vus, par Jakobson, comme deux niveaux complémentaires[15]. Cette activité métalinguistique de redéfinition qui relève en fait, selon Jakobson, de l’autonymie, se manifeste dans la recherche de synonymes, de circonlocutions, et de paraphrases. Il s’agit de l’interprétation intralinguistique d’un mot ou d’une phrase au moyen d’autres codes, qui revient à un recodage, et à la traduction interlinguale, opération appelée par l’auteur, fonction cognitive du langage. Jakobson note que ce phénomène joue un rôle vital dans l’acquisition et l’usage du langage.

Pour l’acquisition de la langue maternelle par l’enfant, l’une des formes linguistiques de ces opérations métalinguistiques abondamment utilisées est la phrase de type équationnel. Quant à l’usage normal du langage, la fonction métalinguistique est fondée d’une part, sur le souci de l’émetteur du message à rendre ce dernier plus accessible au décodeur, qui se manifeste par des phrases comme « Me suivez-vous ? Voyez-vous ce que je veux dire ? » et d’autre part, sur le souci du décodeur de bien comprendre le message, qui se manifeste par des phrases comme « Que voulez-vous dire ? ». Il en résulte un remplacement du « signe qui fait problème par un autre signe appartenant au même code linguistique [=synonyme] ou par tout un groupe de signes du code [=glose] » (Jakobson 1978 : 53).

Ainsi, la dimension métalinguistique que conçoit Jakobson ne se base pas sur une vision de la langue comme système formel, ni sur une totale séparation comme chez les logiciens, entre le système de la langue et celui du métalangage. Il rapporte la dimension métalinguistique à l’activité langagière elle-même : « il est évident que de telles opérations, qualifiées de métalinguistique par les logiciens, ne sont pas de leur invention : loin d’être réservées à la sphère de la science, elles s’avèrent être partie intégrante de nos activités linguistiques usuelles » (Ibid. : 53).           

1.2.3. Le métalinguistique chez Chomsky

Dans la théorie linguistique, dite grammaire générative, fondée par Chomsky, qui se développe activement depuis les années soixante, l’aspect métalinguistique se présente sous forme de jugements de grammaticalité, mis en oeuvre par le locuteur d’une langue.

Toute la théorie chomskyenne part du constat de l’acquisition très rapide de sa langue maternelle par l’enfant. En peu de temps, l’enfant arrive à avoir un comportement linguistique courant qui implique, selon Chomsky, « la création, la formation de phrases nouvelles et de modèles nouveaux conformément à des règles extrêmement abstraites et complexes » (Chomsky 1972 : 7). Il adopte, pour expliquer ce phénomène, une hypothèse rationaliste selon laquelle l’espèce humaine naît avec un dispositif d’acquisition du langage (Language Acquisition Device[16]), qui serait comparable à un organe physique responsable de ce développement linguistique étonnamment rapide.

Les connaissances linguistiques du locuteur-auditeur adulte qui a appris ainsi sa langue première sont désignées tantôt comme « réalité sous-jacente au comportement effectif », tantôt comme « règles sous-jacentes maîtrisées ». La connaissance d’une langue met ainsi en jeu, dit Chomsky, « la capacité implicite de comprendre un nombre indéfini de phrases » (Chomsky 1971 [1965] : 30). Cette vision se résume en une phrase d’inspiration humboltienne : « chaque sujet est porteur de la langue comme totalité »[17].

Ces connaissances du locuteur-auditeur reflètent la compétence, distincte de la performance correspondant à « l’emploi effectif de la langue dans des situations concrètes » (Ibid. : 13). Chomsky considère la compétence non seulement comme une « capacité implicite de comprendre un nombre indéfini de phrases », mais aussi comme « un système de processus génératifs » (Ibid. : 14).

Comme l’objet d’étude n’est pas un corpus attesté, mais correspond à l’infinité des réalisations possibles, y compris celles qui n’ont jamais été prononcées ou entendues, l’objet d’étude est bien cette compétence. La méthode de recherche se fonde sur l’intuition que le sujet a de sa langue, qui se manifeste par les jugements de grammaticalité. Il s’agit d’une capacité métalinguistique consistant à distinguer les phrases grammaticales des phrases non-grammaticales et la tâche du linguiste se définit comme similaire à celle de l’enfant apprenant la langue : déterminer les connaissances du locuteur, à partir des données de la performance, mises en oeuvre dans les activités de production et de compréhension. L’activité métalinguistique du locuteur vue sous un aspect restreint de jugement de grammaticalité est considérée ainsi chez Chomsky comme un moyen d’accès aux connaissances du locuteur.

1.2.4. Le métalinguistique chez Culioli

L’aspect métalinguistique chez Culioli se situe, du point de vue de l’activité linguistique, dans la fameuse distinction entre activité épilinguistique et activité métalinguistique. Ces deux types d’activité relèvent chez lui respectivement de l’activité langagière ordinaire du locuteur, et de l’activité réflexive du linguiste.

L’activité épilinguistique correspond à une activité métalinguistique souvent non consciente, à laquelle tout locuteur a recours dans son activité langagière, « qui est au coeur de l’activité de langage et que l’on peut constater déjà chez l’enfant » (Culioli 1990 [1968] : 18). Elle est observable d’abord dans les discours ordinaires des locuteurs notamment sous forme de gloses qu’« un sujet produit lorsque, de façon spontanée ou en réponse à une sollicitation, il commente un texte précédent » (Culioli et Desclès 1981 : 3). Ces gloses épilinguistiques qu’on peut trouver aussi dans le discours explicatif d’un locuteur-informateur sont une précieuse source de renseignements linguistiques pour le linguiste. A leur manière, disent Culioli et Desclès, elles constituent un « système de représentations interne à la langue », et une « métalangue non totalement contrôlable ». L’activité épilinguistique peut aussi être sollicitée par le linguiste qui la fait affleurer (Culioli 1990 : 18), notamment par le jugement d’acceptabilité.

Par contre, l’activité métalinguistique est délibérée, donc consciente, et s’observe notamment dans l’activité du linguiste. Pour Culioli, le linguiste se donne pour tâche la construction d’un système de représentation métalinguistique[18], explicite, stable, et cohérent, celle d’un système d’« invariants, sous-jacents à l’activité de langage, quelles que soient les langues que l’on considère » (Ibid. : 14). L’activité de langage elle-même est définie par Culioli comme des « opérations de représentation, de référenciation et de régulation ».

Dans cette tâche de reconstruction d’invariants, muni de métalangues différentes[19] et de « procédures canoniques d’abstraction et de formalisation », le linguiste « travaille sur des formes (des séquences textuelles) » qui ne sont pas prises telles qu’elles, mais qu’il a « fait travailler sur elles-mêmes » (Ibid. : 18).

L’activité métalinguistique consciente est appréhendée par Culioli d’une façon restreinte à la réflexion sur le fonctionnement des langues naturelles et à la manipulation du matériau langagier par le linguiste, en réduisant ainsi la capacité du locuteur ordinaire à la seule activité métalinguistique non consciente (« épilinguiste »).

1.2.5. Le métalinguistique chez Benveniste 

Pour Benveniste, la faculté métalinguistique, « à laquelle les logiciens ont été plus attentifs que les linguistes, est la preuve de la situation transcendante de l’esprit vis-à-vis de la langue dans sa capacité sémantique » (Benveniste 1992 [1970] : 229). Cette capacité d’abstraction impliquée dans l’activité métalinguistique conduit Gombert (1996) à placer cette vision de Benveniste au niveau plus général d’une activité cognitive sur la langue. L’activité métalinguistique se dévoile par exemple dans l’activité de traduction. Elle peut aussi se manifester par une métalangue, lexique spécialisé destiné à parler de la langue, éventuellement formalisée comme la langue logique. Il conçoit aussi, à un niveau plus abstrait, la possibilité d’une métalangue de symbolisation mathématique.

1.2.6. Le métalinguistique chez Rey-Debove

Dans son ouvrage, Le métalinguistique (1986), Rey-Debove part de la nécessité de la prise en compte initiale du métalangage pour une description correcte d’une langue, afin d’éviter la confusion entre langage et métalangage. Dans son étude du discours métalangagier, l’autonymie nous concerne particulièrement pour l’apprentissage d’une langue étrangère, au niveau lexical (métalexique) et phrastique (phrases métalinguistiques).

Le métalexique dans une langue donnée est composé d’une part des mots métalinguistiques plus ou moins spécialisés (verbe, nom, mot, phrase, etc.) et d’autre part, des mots autonymes, négligés par les lexicologues, qui désignent tous les mots du lexique. La phrase métalinguistique est celle qui contient des mots métalinguistiques ou autonymes. L’auteur en distingue trois types selon la composition de ces types de signes :

La phrase contient des mots métalinguistiques comme « L’adverbe est invariable » ;

La phrase contient des mots métalinguistiques et autonymes comme « Jamais est un adverbe » ;

La phrase contient une phrase autonymique comme « Je pars demain (est une phrase) ».

Ces trois types sont bien représentés dans le discours familier : le premier par l’emploi des verbes de paroles (je lui ai dit que...)[20], le second par les commentaires sur la parole de l’autre (— il a explosé ; — explosé n’est pas un mot adéquat), le troisième par les phrases rapportées en style direct (il m’a dit : vis ta vie) (Rey-Debove 1986 : 164).

Le procédé autonymique qui consiste à employer un mot ou une phrase « comme nom de sa propre forme » (Rey-Debove, 1986 : 61) a deux caractéristiques fondamentales liées à l’appropriation d’une langue. D’abord, son caractère non arbitraire : l’emploi autonymique d’un mot comme dans ‘X est le nom de X’, ne nécessite ni apprentissage, ni mémorisation lexicale. Cette caractéristique permet de parler ainsi des signes que l’on ne connaît pas, donc de tous les signes hors code et hors compétence. De plus, la compétence pour le mot table, mot mondain, entraîne, dit Rey-Debove, obligatoirement la compétence pour l’autonyme /table/[21]. L’auteur se demande, pour ces raisons, si ce procédé n’est pas universel.

La seconde caractéristique du procédé autonymique est son extension. En dépassant le niveau de la distinction entre table comme meuble et table comme mot, le procédé autonymique peut avoir lieu : a) sur le plan intralinguistique, quand un discours métalinguistique en langue L1 parle des items de la langue L1 ; b) sur le plan interlinguistique, quand, dans un discours en une langue donnée, on intègre n’importe quel item des autres langues naturelles ou artificielles ; c) et sur le plan intersémiotique, quand on inclut dans un discours des systèmes signifiants non linguistiques dont l’expression est phonique, graphique ou grapho-phonique.

En effet, dans le cadre de l’apprentissage d’une langue étrangère qui se situe au niveau interlinguistique ci-dessus, une procédure mentale de type « pen (en anglais) est stylo (en français) » qu’on pourrait observer chez un apprenant français d’anglais est parfaitement connue et employée par tout apprenant d’une langue étrangère, sans aucun apprentissage préalable. Et ce type de phrases où les mots de la langue étrangère sont employés comme autonymes sont observés abondamment dans une classe de langue où tout mot ou tout énoncé en langue étrangère est d’abord vu dans une perspective autonymique. L’autonymie constitue ainsi l’une des premières formes d’activités métalinguistiques intervenant dans l’appropriation d’une langue.

1.2.7. Le métalinguistique chez Authier-Revuz

Rey-Debove (1986) affirme que tout locuteur a recours à la fonction métalinguistique quand il faut établir une distance d’une part, entre son discours et lui-même comme sujet de l’énonciation, et d’autre part, entre son discours et le monde comme objet d’énonciation. Authier-Revuz travaille justement sur ces activités de distanciation chez des locuteurs français dans des interactions réelles ou fictives.

Elle observe en effet des séquences relevant de la distanciation (« non-coïncidence ») entre le discours et le monde dans des séquences traduisant une conscience par le locuteur du décalage entre le sens qu’il veut communiquer et les expressions utilisées qui lui semblent opaques, ou ne pas bien correspondre au référent : « On est allé dans une auberge, si on peut appeler ça une auberge, enfin un local » (Authier-Revuz 1993).

Elle observe également des séquences de distanciation, non mentionnées par Rey-Debove, entre les mots qu’utilise le locuteur et l’interprétation qu’il attribue à son interlocuteur, qu’il anticipe comme étant différente de ce qu’il veut dire. Elle observe encore d’autres séquences relevant de la distanciation opérant dans le discours lui-même par la polysémie et l’homonymie et par la présence d’autres discours.

Ces commentaires du locuteur sur un fragment de la chaîne, pris comme signe autonymique, relevant de la modalisation autonymique d’énonciation, et analysés selon le degré d’explicite[22] et les types syntaxiques[23], constituent, selon les termes d’Authier-Revuz, des traces de réflexivité méta-énonciative ou du dédoublement méta-énonciatif.

Outre les opérations telles que précaution, différenciation, spécification du sens, ces manifestations montrent la négociation qu’opère le locuteur avec le « fait des non-coïncidences foncières ». Cette négociation présente des réalisations diverses, note Authier-Revuz, propres à des sujets singuliers, à des types de discours et à des genres.

L’auteur montre ainsi d’abord un type d’activité métalinguistique plus complexe que ceux repérés par Jakobson (synonyme, paraphrase), Benveniste (traduction), ou Culioli (glose). Elle montre ensuite le caractère constant de l’activité métalinguistique et méta-énonciative dans l’activité linguistique en langue première, aussi fondamentale que le mode référentiel. Nous noterons néanmoins avec Authier-Revuz que l’activité méta-énonciative est locale sur la chaîne parlée.

On peut supposer que, dans le cas de l’apprenant d’une langue étrangère, la distanciation ou la non-coïncidence se situe dans un premier temps entre le discours et le monde, entre l’intention de communication et les moyens linguistiques. Au fur et à mesure de l’acquisition de connaissances en langue étrangère, on devrait observer d’autres traces de plus en plus complexes de distanciation comme celles répertoriées par Authier-Revuz.

2. Le métalinguistique dans les grammaires scolaires françaises et dans les méthodes d’enseignement de langues

La grammaire étudie et décrit le système d’une langue, comme le fait la linguistique, mais s’en distingue par son but d’enseignement. L’activité métalinguistique chez les grammairiens se manifeste, non dans l’étude de la fonction ou des manifestations métalinguistique comme chez les linguistes, mais dans leur propre réflexion sur la description de la langue à enseigner. Cette réflexion reflète leur représentation de la langue et façonne leur mode d’explication.

Dans les méthodes d’enseignement d’une langue étrangère, le traitement de l’activité métalinguistique se distingue encore par l’importance accordée à ces activités en classe ou de façon autonome, selon les théories psychologiques de l’apprentissage et les expériences personnelles ou indirectes. Dans l’histoire des méthodes d’enseignement d’une langue étrangère, nous considèrerons l’exemple de la méthode conçue et pratiquée par Bloomfield, représentant du structuralisme linguistique américain à l’origine des méthodes audio-visuelles.

2.1. Evolution de la syntaxe dans l’histoire de la grammaire scolaire en France

Pour l’examen de l’histoire de la grammaire scolaire française, qui se résume, selon Chervel (1977), à une histoire de la grammaire pour l’enseignement de l’orthographe, nous avons choisi de survoler la période du XVIIe au XXe siècle.

2.1.1. Le XVIIe siècle et la grammaire de Port-Royal

Au XVIIe siècle, la réflexion des grammairiens sur la langue se manifeste à la fois aux niveaux pratiques et théoriques. Au niveau pratique, elle s’observe dans le souci du bon usage. Ce souci coexiste avec l’intérêt plus théorique, de la Grammaire générale de Port-Royal[24], pour les principes et les phénomènes valables pour toutes les langues. Ce que dit cette grammaire, c’est que la pensée s’organise suivant des schèmes logiques, idée reprise dans la grammaire chomskyenne par la notion de structure profonde. Pour les grammairiens de Port-Royal, quand les mots expriment des idées dans leur ordre (par ex. la cause avant l’effet, la substance avant la qualité, l’action avant son objet, etc.), ils sont d’une construction normale, et celle-ci est la même dans toutes les langues, puisque la pensée est universelle. Mais les mots ne suivent pas toujours le même ordre logique : ce sont des figures, des transformations comme ellipse, inversion, syllepse, pléonasme qui opèrent sur la construction naturelle. Le rôle du grammairien est de restituer la pensée réelle derrière l’énoncé concret et les figures.

Par ailleurs, la base de tout acte de parole, plus particulièrement, le verbe, est considéré comme un jugement. Ce jugement consistant à attribuer une qualité à une substance déterminée, il est constitué d’un sujet et de son attribut, reliés par le verbe être[25]. Cette structure est appelée proposition, et elle est la face linguistique du jugement.

La Grammaire générale postule deux types de relations syntaxiques : une relation d’identité, quand les deux termes réfèrent au même être, comme pour les trois éléments primitifs de la proposition, le sujet, le verbe être et l’attribut. La seconde relation est celle de détermination, qui est associée à la notion de régime (ou complément), comme dans manger du pain.

2.1.2. Le XVIIIe siècle et le premier manuel de grammaire (Lhomond)

Au XVIIIe siècle, avec la création des écoles primaires, des manuels de français apparaissent. Le premier manuel scolaire de grammaire française est, selon Chervel, Elemens de la grammaire françoise[26] (1780) de Charles-François Lhomond, qui est résolument destiné à l’enseignement de l’écriture française, contrairement à ses prédécesseurs pour qui l’étude du français sert à préparer celle du latin. Avec Lhomond, la grammaire scolaire française se détache de toute tradition grammaticale latinisante et s’oppose désormais à la grammaire spéculative, qui développe, avec la grammaire générale, une théorie explicative.

Le contenu et la présentation du manuel de Lhomond montrent bien le programme unique que se fixent les grammaires scolaires : l’enseignement de l’orthographe. Lhomond reprend de ses prédécesseurs les dix parties du discours ou espèces de mot dans l’ordre suivant : nom (ou substantif), article, adjectif, pronom, verbe, participe, préposition, adverbe, conjonction, et interjection. L’importance des parties du discours était liée aux fautes d’orthographes fréquentes d’agglutination du type, « elle sest engagé, les circonstances dun evenemant », qui nécessitaient, pour être corrigées, la nomination de chaque élément qu’il fallait isoler graphiquement (Chervel 1977 : 57).

Pour les règles syntaxiques auxquelles Lhomond a d’ailleurs recours uniquement pour énoncer les principales règles d’accord de façon compréhensible et économique[27], il reprend également les cinq termes de fonctions syntaxiques qui sont : le pronom relatif, sujet (ou nominatif), régime direct du verbe (aujourd’hui complément d’objet direct), régime indirect, régime de l’adjectif. Nous noterons dans ce manuel l’existence des compléments directs et indirects qui joueront un rôle important pour la suite de l’évolution de la théorie syntaxique.

2.1.3. Le XIXe siècle et la première grammaire scolaire de Noël et Chapsal

Le XIXe siècle est marqué par la grande influence de la Grammaire générale de Port-Royal sur la grammaire scolaire qui s’inspirait également de la grammaire française traditionnelle[28]. C’est ainsi que Noël et Chapsal publie, en 1823, la Première grammaire scolaire, dans laquelle les auteurs ont utilisé la Grammaire générale comme une théorie justificative de l’orthographe française, permettant de rationaliser pour la première fois la quasi-totalité des problèmes de l’orthographe d’accord, ce qui facilitait également leur acquisition.

Notons qu’alors que la Grammaire générale commence à décliner (à partir de 1820) face à la grammaire scolaire qui se développe, le terme linguistique apparaît en 1833 (Mounin, 1970)[29]. La grammaire comparée et la linguistique historique se pratiquent tout au long du XIXe siècle. On notera également qu’à côté de l’idée principale de Port-Royal, selon laquelle la langue est l’expression de l’esprit ou de la pensée, se trouve déjà, à la fin du XVIIIe siècle, l’idée moderne de l’arbitraire du signe[30], qui s’est effacée au XIXe siècle derrière les comparaisons génétiques des langues, pour réapparaître plus tard avec Saussure[31].

Les élèves étaient invités à effectuer l’analyse qui consistait d’une part, à faire apparaître la structure logico-grammaticale réelle de tout énoncé à travers des transformations (la structure ternaire, sujet, être, attribut, et les figures), et d’autre part, à trouver des rapports des mots entre eux et leur fonctions, à l’aide de l’appareil fonctionnel minimum, emprunté à la grammaire générale : deux compléments, direct et indirect, et sujet et attribut[32]. Ces activités d’analyse de rapports sont proposées notamment pour les problèmes d’accords et la théorie chapsalienne donne pour de longues années la seule explication plausible pour les trois accords fondamentaux du français : l’accord du verbe avec son sujet, accord de l’attribut avec le sujet, accord du participe avec le régime direct.

L’exemple de l’accord du participe avec le régime direct, qui était en particulier la bête noire des élèves mais aussi des adultes montre bien le processus de découverte de nouvelles catégories. En effet, le phénomène est disparate : La lettre a été reçue / J’ai reçu la lettre / La lettre, je l’ai reçue / La lettre, je l’ai vu écrire / Je l’ai vue tomber. Pour cet accord du participe avec le régime direct, se pose le problème d’identification du complément direct et il entraîne d’abord l’identification du verbe auquel il est rattaché.

Selon la doctrine de la grammaire générale, dans la phrase J’ai reçu ta lettre, ai seul est considéré comme verbe et reçu, comme adjectif et ta lettre, comme complément d’ai. Dans l’analyse de toute phrase en sujet-copule-attribut, l’attribut (pouvant correspondre en réalité au complément direct) prenait quelque fois la marque du pluriel, et n’expliquait pas l’invariabilité du participe dans les types de phrase J’ai reçu tes lettres. La grammaire de Noël et Chapsal accepte l’existence de la catégorie d’auxiliaire, malgré la polémique avec les grammairiens philosophes. Ainsi, dans la phrase J’ai reçu ta lettre, ‘ai’ est analysé comme auxiliaire de reçu, qui a une fonction de restituer sa valeur verbale, ce qui lui permet d’avoir un complément direct, ta lettre. D’où la règle de Noël et Chapsal : « Le participe passé accompagné de l’auxiliaire avoir s’accorde avec SON complément direct lorsqu’il en est précédé »[33]. La solution de considérer ‘ai reçu’ comme verbe sera celle de la seconde grammaire scolaire.

Le problème suivant est celui de l’identification du complément direct dans les phrases, qui ne se résout pas par le simple fait de posséder la notion. Basée sur un classement des verbes, la grammaire chapsalienne attache la notion de complément direct à une classe particulière du verbe, le verbe actif, qui a deux caractéristiques d’être suivi de quelqu’un ou de quelque chose, et d’avoir un contraire, le passif. Le complément direct est obtenu en posant la question qui ? ou quoi ? après le verbe actif.

Face à des énoncés qui contiennent d’une part, un élément répondant à la question qui ? ou quoi ?, mais précédé d’une préposition (J’ai cueilli des fleurs, Il cherche à nuire ?[34]) et d’autre part, des noms construits sans préposition, mais qui ne répondent pas à la question quoi ? (la veille de son départ dans Je l’ai vu la veille de son départ), la grammaire chapsalienne propose de restituer la phrase logique sous-jacente et de chercher à ce niveau et non dans l’énoncé réel le complément direct et indirect. L’énoncé réel serait soit, le résultat d’une ellipse (des fleurs dans J’ai cueilli des fleurs est en réalité une partie des fleurs du jardin ; Je l’ai vu la veille de son départ, c’est, en réalité, Je l’ai vu à la veille de son départ), soit contient un mot euphonique (dans Il cherche à nuire, nuire répond à la question quoi ? et donc il est complément direct de chercher, et à n’est qu’un mot euphonique). Mais cette double recherche grammaticale et sémantique rendait difficile la procédure.

2.1.4. Le XXe siècle et la seconde grammaire scolaire

Le XXe siècle assiste à la naissance de la Seconde grammaire scolaire qui rompt complètement avec l’analyse logique de la grammaire de Port-Royal. L’analyse en deux plans, logique et grammatical, disparaît et on n’opère plus qu’une seule analyse, directe, au niveau de l’énoncé concret.

Ce qui est à l’origine de la deuxième grammaire scolaire, est, selon Chervel, la reconnaissance d’une nouvelle catégorie syntaxique, le complément circonstanciel, entre la seconde moitié du XIXe siècle et le début du XXe. Cette reconnaissance qui bouleverse la théorie syntaxique précédente est motivée par la nécessité de distinction entre les compléments directs qui s’accordent avec le participe passé et ceux qui ne s’accordent pas.

La notion de circonstanciel était déjà dans la grammaire générale notamment dans l’idée associant l’adverbe et la circonstance. Mais dans la première grammaire scolaire, l’adverbe ou les groupes de mots transformables en adverbe exprimant l’idée de lieu, de temps, de cause ou de manière, étaient présentés au mieux comme un complément indirect.

En reprenant les jeux de questions du complément direct, le complément circonstanciel, construit directement ou indirectement, sera celui qui répond à une autre question (quand ? où ? comment ? pourquoi ?). Le complément circonstanciel obtenu ainsi par un classement sémantique ne s’accordera pas avec le participe. Mais s’ensuit la nécessité de distinction entre les compléments indirects et les nouveaux compléments circonstanciels construits avec une préposition. Ces réflexions donnent naissance au complément indirect d’objet, aux environs de 1910, à côté du circonstanciel.

L’adoption des critères fonctionnels, la suppression du recours à l’ellipse, et la notion de complément circonstanciel reconfigurent les parties du discours[35]. Les nouvelles fonctions des mots apparaissent dans les réflexions menées par paliers par la seconde grammaire scolaire : la fonction d’apposition pour le nom, les fonctions d’attribut et d’épithète pour l’adjectif, l’acceptation du rôle d’attribut pour les compléments des verbes autres qu’être comme paraître, sembler, devenir. C’est à cette seconde grammaire scolaire à laquelle on fait référence, quand on parle de la grammaire traditionnelle.

L’évolution de la grammaire scolaire française se révèle finalement une histoire des découvertes de nouvelles catégories, en l’occurrence syntaxiques, de la réorganisation du système qui s’ensuit, stimulée également par leur mise en oeuvre pratique. De même qu’Apostel (1967) qui observe les mêmes principes (classification et relation) mis en oeuvre dans l’épistémologie de la linguistique, dans le travail du linguiste et dans celui d’un apprenant d’une langue, enfant ou adulte, nous pensons que le parcours des réflexions des grammairiens scolaires est comparable au parcours de l’apprenant d’une langue étrangère, qui pourrait se décrire aussi par une histoire de découvertes de nouvelles catégories notionnelles et relations, sous-jacentes à la langue cible, qui entraînent la restructuration progressive de ses connaissances.

2.1.5. Le XXe siècle et l’après-seconde grammaire scolaire

Après la guerre de 1914, la linguistique synchronique connaît une multiplication de publications. Et durant les trente glorieuses (1945-1975), les recherches en linguistique s’infiltrent dans l’enseignement de la grammaire aussi bien pour la langue maternelle que pour les langues étrangères (Chevalier, 1994), renouant ainsi le lien rompu entre les deux domaines. L’enseignement primaire et secondaire a maintenu l’usage des grammaires de la tradition scolaire et ce n’est que vers les années 1970, dit Chervel, que nombre de manuels de l’enseignement du premier et du second degré affirment présenter une grammaire nouvelle, inspirée des acquis de la linguistique moderne, notamment du structuralisme, et de la grammaire générative. Selon Chervel, la contribution de la linguistique moderne se manifeste par l’explicitation des procédures comme la commutation, permutation, transformation, pourtant présentes dans la pratique du grammairien, et de concepts grammaticaux comme l’animé, l’inanimé, l’aspect ou les constituants de l’énoncé. Mais la théorie des fonctions reste toujours à la base de la seconde grammaire scolaire. 

L’apport théorique de la grammaire nouvelle est, aussi selon Chervel, la notion de groupe, groupe nominal, groupe verbal, groupe sujet, etc. Mais ces notions ne sont pas sans rappeler celles employées par des anciens grammairiens[36]. Pour Chevalier (1994), l’adoption de démarches structurales et génératives a renforcé le caractère dogmatique de la tradition. Depuis 1975, observe Karabétian (1988), avec la remise en cause du structuralisme, les manuels utilisent des concepts issus de la grammaire de l’énonciation, de la pragmatique, et de la grammaire textuelle, qui se centrent sur le sujet parlant, sans que leur application pédagogique soit effective.

2.2. Méthode bloomfieldienne d’enseignement d’une langue étrangère

Contrairement à l’enseignement du français langue maternelle en France, qui demande, depuis plus de cent ans, une forte activité métalinguistique aux élèves, notamment pour l’apprentissage de l’orthographe, l’enseignement des langues étrangères qui suivait de très près les évolutions des sciences du langage depuis la fin du XIXe siècle a connu un parcours différent. Après la méthodologie traditionnelle s’intéressant d’abord au public scolaire et se préoccupant de l’écrit, suivie de la méthodologie directe qui s’adressait encore au public scolaire, mais qui visait l’accès à la langue orale, arrivèrent les méthodes audio-orales et audio-visuelles, méthodes plus ou moins ‘mécanicistes’ selon Galisson (1980). Elles sont issues à la fois d’une théorie de l’apprentissage en terme de conditionnement (notion behavioriste)[37] et de la théorie linguistique du structuralisme distributionnel, de l’école américaine de Bloomfield. Ces méthodes ont évolué depuis les années 1970 dans un cadre institutionnel[38] et grâce à l’émergence de nouveaux publics. On a observé une interaction entre les méthodes élaborées pour des publics différents, adolescents et adultes, et on a assisté à la naissance de méthodes d’approche fonctionnelle ou communicationnelle mettant l’apprenant au centre et visant l’acquisition d’un savoir communicatif. Ces nouvelles méthodes, de même que les méthodes audio-visuelles, réservent une place moindre à l’activité métalinguistique en classe ou spontanée, par opposition à l’acquisition du français langue maternelle.

La méthode de Bloomfield (1887-1949) que nous proposons d’examiner ici relève de la linguistique structurale et de la psychologie du conditionnement. Le gouvernement américain lui avait confié, pendant la Seconde Guerre Mondiale, l’enseignement de langues étrangères aux membres de l’armée, et il avait dû concevoir une méthode rapidement opérationnelle résolument tournée vers l’oral.

Bloomfield s’est beaucoup inspiré, pour ce faire, de sa propre démarche ou de la méthode de travail de linguistes américains de terrain comme Sapir, qui étudiaient les langues amérindiennes : pour lui, on apprend à comprendre et à parler une langue étrangère en écoutant et en imitant les natifs. La méthode qu’il conçoit en 1945 se trouve déjà dans son ouvrage de 1914, An Introduction to the Study of Language, où il critique la méthode d’enseignement de l’époque, qui n’avait pour but que la transmission de connaissances (notamment de structures grammaticales et de vocabulaire), ignorant les processus réels de compréhension et de production orale, les habitudes associatives. Les apprenants de Bloomfield étaient invités à écouter un natif, à l’imiter, et à converser avec lui le plus vite possible. Le natif devait parler d’une façon naturelle et à une vitesse normale. Comme l’informateur amérindien de Sapir, il ne devait que corriger les erreurs de ses élèves en les reprenant, pour que les élèves puissent les imiter. Les formes et expressions linguistiques à apprendre devaient être celles réellement utilisées par les natifs, et qui s’emploient dans la vie courante. La répétition des formes et des expressions apprises était le procédé majeur et l’introduction de la forme écrite des expressions se faisait seulement après leur assimilation complète.

La conception d’une telle méthode se base sur la représentation de l’activité linguistique non comme « un processus de référenciation logique à une série de règles conscientes », mais comme une activité d’association. Ainsi, l’acquisition de structures et de vocabulaire de la langue étrangère, ou la traduction de textes en anglais, méthodes courantes aux Etats-Unis à l’époque, étaient seulement capable de donner des connaissances nécessaires à la lecture (reading knowledge) au lieu de celles nécessaires à la parole.

Dans cette méthode résolument moderne, le métalangage explicite était à éviter. Le choix du quasi-natif, à défaut d’un vrai, appelé informateur, pouvait avoir une conséquence négative à ce propos, car un étranger qui parle la langue cible à enseigner peut parler de la langue, au lieu de la parler. Les règles qu’il formulerait, dit Bloomfield, peuvent, de plus, être erronées.

Les raisons de la condamnation de tout discours métalinguistique dans la classe sont de deux ordres. D’abord la méfiance qu’avait Bloomfield envers le discours de la linguistique de l’époque, linguistique historique et comparée : le langage de ces linguistes est qualifié de « jargon pseudo-philosophique », difficilement compréhensible, alors que la linguistique moderne essayait de décrire la structure d’une langue en « termes réels et intelligibles ».

La seconde raison est l’inutilité de l’enseignement de la grammaire. La grammaire, pour lui, n’est pas nécessaire en soi pour parler et comprendre une langue. Car un locuteur ou un lecteur normal n’est pas conscient des « abstractions grammaticales ». Ainsi, il propose d’introduire la grammaire uniquement quand elle aide réellement l’acquisition. Si l’on décide de l’introduire, sa formulation doit être simple et non équivoque. En aucun cas, les règles abstraites ne doivent être présentées avant l’acquisition d’« habitudes associatives ». La grammaire doit être utilisée en fait comme un résumé de ce qui vient d’être acquis et comme mnémotechnique.

Son argument contre l’usage du métalangage revient à dire que l’imitation du natif ne constitue pas seulement le but à atteindre mais aussi le processus à suivre. Mais il relève lui-même que, contrairement à l’enfant qui apprend sa langue maternelle dont l’acquisition se fait comme sur une page blanche, l’adulte apprenant une langue étrangère est confronté à tout ce qu’il a acquis dans sa langue première.

On peut remarquer que c’est justement pour cette raison que ne pas être conscient des règles grammaticales durant l’apprentissage de la langue, comme un natif, n’est pas possible pour l’apprenant adulte. Car même si Bloomfield interdisait l’emploi d’un quelconque métalangage ou d’un discours métalinguistique, il provoquait tout de même une activité métalinguistique comme dans la séquence de correction de la prononciation : “The first task of the instructor, accordingly, is to awaken the students to the foreign sounds, to train them to imitate exactly, and to point out elusive distinction” [39] (Bloomfield 1993 [1945] : 433).

L’activité métalinguistique est aussi présente dans cette méthode dans la phase d’acquisition de la morphologie et de la syntaxe, comme le montre son argument de l’absence de nécessité de règles grammaticales dans sa méthode : “The grammatical statement, if simple enough to be of help, may be given. In fact, it will be unnecessary, for the pupil who will with considerable interest, have formulated it for himself” [40] (Ibid. : 303). L’apprenant aura induit tout seul la règle à partir de la présentation de la forme choisie et de différents cas d’usage.

L’évitement de tout recours à la langue maternelle ne peut pas non plus empêcher la traduction interne qu’effectue l’apprenant, qui est un autre type d’activité métalinguistique. Car, comme le dit François (1974), dans une classe de langue étrangère où on évite l’interférence avec la langue maternelle, le sujet tente en réalité d’organiser la situation présentée dans sa propre langue.

3. Le métalinguistique en psycholinguistique

En psycholinguistique, la notion de métalinguistique recoupe celle de métacognition[41]. Selon Gombert (1990), le rapport entre le métalinguistique et la métacognition ne fait pas l’unanimité chez les psycholinguistes. Pour lui et d’autres, l’activité métalinguistique qui est la cognition appliquée au langage « fait partie intégrante des activités métacognitives » (Gombert 1990 : 20). D’autres pensent que ce sont deux activités bien distinctes et d’autres encore qu’il peut y avoir des recoupements. Néanmoins, la notion de métacognition semble faire l’objet d’un consensus : elle se définit en général comme connaissance ou activité cognitive qui prend pour objet ou qui régule tous les aspects de l’entreprise cognitive.

Par rapport au linguiste qui identifie le trait métalinguistique dans des productions verbales par des marques linguistiques d’autoréférenciation, le psycholinguiste abordant la question du métalinguistique, cherchera « dans le comportement du sujet, verbal ou non du sujet, des éléments qui lui permettront d’inférer des processus cognitifs de gestion consciente (de réflexion sur, ou de contrôle délibéré), soit des objets langagiers en tant que tels, soit de leur utilisation » (Gombert 1990 : 15). Le métalinguistique désigne donc, en psycholinguistique récente « une attitude réflexive sur les objets langagiers et leur manipulation » (Ibid. : 11), et en psychologie cognitive en particulier, « des activités de réflexion sur le langage et des activités de contrôle conscient et de planification intentionnelle par le sujet » (Gombert 1996 : 41). 

Certains psycholinguistes emploient le terme métalinguistique, dit Gombert (1990), en mettant l’accent sur l’aspect déclaratif de la connaissance métalinguistique des traits et des fonctions d’une langue, et d’autres sur la conscience que le sujet a de ses connaissances déclaratives sur cette langue. Certains autres encore considèrent davantage l’aspect procédural de l’activité métalinguistique en la renvoyant au traitement du langage, en production ou en compréhension, notamment au contrôle délibéré (monitoring) que le sujet opère sur les processus d’attention et de sélection en oeuvre dans le traitement du langage. D’autres encore mettent l’accent sur les deux aspects, déclaratifs et procéduraux : ils parlent à la fois de réflexion sur les traits structuraux du langage, de leur manipulation, et de contrôle des mécanismes mentaux impliqués dans le traitement du langage.

Nous examinerons le traitement de la question du métalinguistique en psycholinguistique à travers trois groupes d’auteurs : Flavell et al. et Gombert qui considèrent à la fois les connaissances et le contrôle, ainsi que Karmiloff-Smith qui traite seulement l’aspect déclaratif. Chez ces auteurs, l’activité métalinguistique est vue dans une perspective développementale de l’acquisition de la langue maternelle.

3.1. Le métalinguistique chez Flavell

Parmi les capacités métacognitives connues pour jouer un rôle important dans de nombreuses activités cognitives, Flavell et al. font référence à l’activité métalinguistique, sans jamais utiliser ce terme, notamment dans leur exemple d’apprentissage des flexions par l’enfant anglophone. Les auteurs donnent l’exemple de l’enfant qui utilise d’abord la forme pluriel feet, forme entendue et apprise par coeur, qui sera ensuite feets, après la découverte de la marque du pluriel -s, comme dans dogs, boys. Il peut alterner foots avec feet, et également avec feets. Plus tard, ayant appris les formes kisses et horses, il peut produire éventuellement footses, avant de revenir à feet, comme seule forme du pluriel de foot. Une autre séquence développementale concerne la forme du passé du verbe irrégulier : il dira went, ensuite goed, et finalement went de nouveau.

L’observation de l’apprentissage de ces quelques phénomènes dans la langue maternelle par l’enfant montre clairement, selon les auteurs, une idée de la langue chez l’enfant, celle de systématicité : il se comporte constamment comme s’il formait et testait des hypothèses sur les propriétés régulières et systématiques de la langue, et ce, pour tout domaine linguistique, syntaxe, phonologie, sémantique et pragmatique ou communication. Il acquiert par l’apprentissage par coeur quand il le faut, mais par règles quand il le peut. En fait, disent Flavell et al., même quand il doit acquérir par l’apprentissage par coeur s’agissant de cas irréguliers ou des formes non gouvernées par des règles, il tente d’appliquer des règles. Ce phénomène de surgénéralisation fait partie donc du processus d’appropriation de la grammaire et le dépasse, comme le montrent les inventions de l’enfant comme tomorrow day et yesternight, par analogie avec tomorrow night et yesterday (Flavell et al. 1993 : 293).

3.2. Le métalinguistique chez Karmiloff-Smith

Karmiloff-Smith élabore un modèle de développement cognitif général chez l’enfant, modèle de redescription de représentation (representational redescription ou RR). L’acquisition de la langue, comme dans d’autres domaines, se décrit, dans ce modèle, en terme de changement qualitatif des représentations de la langue, du niveau épilinguistique au niveau métalinguistique, dans lequel les activités métalinguistiques jouent un rôle déterminant. L’auteur n’emploie pas le terme métalinguistique mais y fait référence par le format explicite des connaissances ou des représentations procédurales et déclaratives.

Le modèle de redescription de représentations est un processus de formatage des informations (représentations) en d’autres formats de plus en plus explicites, manipulables, flexibles et accessibles. C’est un processus général dans le sens où il a lieu dans tous les domaines (langage, nombre, physique, etc.), mais il est aussi spécifique dans le sens où, à l’intérieur d’un domaine donné, il s’applique à des objets individuels. Ce processus est cyclique ou récurrent, car le fait que l’information déjà présente dans le fonctionnement spécifique devienne progressivement disponible par des processus d’explicitation, est réitéré pour chacun des objets particuliers à l’intérieur d’un domaine. Le formatage ne concerne pas ainsi tout le système cognitif en bloc, c’est à la fois un micro et macro-processus. Cette spécificité amène l’auteur à préférer le terme phase à celui de stade dans la caractérisation de son modèle.

3.2.1. Deux processus communs dans l’apprentissage : procéduralisation et explicitation

Le modèle de Karmiloff-Smith s’appuie sur le postulat de deux processus dans l’apprentissage. Selon elle, dans tout apprentissage et développement, il existe d’une part, le processus graduel de procéduralisation qui rend le comportement plus automatique et moins accessible, et d’autre part, le processus d’explicitation qui rend accessible la structure du comportement. Ces deux processus sont tous deux pertinents dans le changement cognitif. Mais Karmiloff-Smith considère l’essence du développement comme un processus d’explicitation. Pour elle, les enfants ne se satisfont pas seulement d’apprendre à parler ou de résoudre des problèmes : ils se donnent la peine d’aller au-delà des relations input/output et réfléchissent sur le mot, comme l’illustre l’exemple suivant :

Enfant de 4 ans : What’s that ? [en désignant une machine à écrire]

Adulte : A typewriter

Enfant : No, you’re typewriter, that’s typewrite

(Yara, 4 ans, dans Karmiloff-Smith 1992 : 32).

Ce phénomène d’aller spontanément au-delà du comportement maîtrisé est expliqué ici par le processus réitéré de redescription de représentations.

3.2.2. Quatre niveaux de formats de représentations de connaissances dans le modèle RR

Le modèle RR postule quatre niveaux de représentations de connaissances. Ce sont les niveaux implicite (I), explicite-1 (E1), explicite-2 (E2), et explicite-3 (E3). Pendant la première phase (niveau implicite), l’enfant porte son attention sur l’information venant de l’environnement. Il accumule des représentations[42] sans les modifier et celles-ci sont stockées sans être reliées entre elles. Le point culminant de cette phase est la performance maîtrisée (“behavioral mastery”) dans un micro-domaine. C’est le niveau de représentations dans lesquelles les connaissances sont codées implicitement en forme de procédures linguistiques, utilisées seulement pour la production et la compréhension sans qu’elles soient accessibles à la conscience. Des procédures de ce type restent implicites et inflexibles et sont disponibles comme un ensemble et non en tant que parties. Karmiloff-Smith prend l’exemple de l’acquisition du système d’articles par des enfants francophones (cf. Karmiloff-Smith, 1979[43]). Les enfants de 3 ou 4 ans maîtrisent les emplois des articles définis et indéfinis, avec, pour les indéfinis, la valeur numérale et indéfinie. Les procédures pour ces deux fonctions sont stockées indépendamment (un : numéral, un : indéfini).

Ensuite, l’enfant va au-delà de sa capacité de parler couramment et de communiquer avec succès et il ne centre plus son attention sur les données externes. Il exploite les connaissances linguistiques qu’il possède : ce sont les représentations internes qui deviennent le centre du changement, un changement qualitatif[44]. Ses connaissances deviennent flexibles et manipulables comme données, sans que l’enfant en soit conscient et qu’il puisse les verbaliser. Ce niveau Explicite-1 (E1) est un niveau intermédiaire entre l’information procédurale et les connaissances déclaratives verbalisables, qui sont souvent considérées comme les deux seules formes possibles.

Le caractère plus explicite rend possible le lien entre les deux fonctions de l’article indéfini et la forme commune, mais à cause de la contrainte forte une forme, une fonction[45], caractéristique cognitive de cet âge, les enfants de 5 ans marquent temporairement ces deux fonctions par deux formes différentes en production : ils disent « une voiture » pour la fonction indéfinie et « une de voiture » pour la fonction numérale. On observe également à cette période une erreur de type « toutes les miennes de voitures » (fonction possessive et fonction numérale) qui sera remplacée par « mes voitures ». De la négligence temporaire d’informations externes pendant cette période résultent des erreurs tardives et soudaines et des autocorrections observables à l’âge de 5 ou 6 ans, après la maîtrise. Cette baisse dans la courbe développementale en U est expliquée par Karmiloff-Smith par le caractère plus explicite des informations.

Finalement ces représentations sont accessibles à la réflexion métalinguistique en dehors de leur utilisation en temps réel en production et en compréhension. Elles sont également accessibles aux relations avec d’autres domaines cognitifs (niveau de représentations explicites E2/3). Au niveau Explicite-2, les représentations sont accessibles à la conscience mais ne sont pas verbalisables. Elles sont codées en format similaire à celui du niveau Explicite-1.

Au niveau final, Explicite-3, ces mêmes connaissances sont recodées dans un code suffisamment proche de la langue naturelle et cela permet de les traduire facilement en forme verbalisable et communicable. Les verbalisations qui impliquent l’accès conscient aux connaissances tendent à apparaître vers 7 ou 8 ans, notamment pour les articles. Pour illustrer cette dernière phase, Karmiloff-Smith présente son expérimentation sur l’acquisition des déterminants par des enfants anglophones. L’auteur présente aux enfants deux chambres miniatures de deux poupées, fille et garçon, qui ont des objets différents. La poupée fille possède, entre autres, plusieurs voitures et le garçon en possède une seule. L’expérimentateur pose une question, « prête-moi la voiture » et les enfants doivent deviner à quelle poupée s’adresse la question. Les enfants donnent des explications différentes selon leur âge, et c’est vers 8 ou 9 ans que les enfants expliquent l’emploi de l’article défini en termes linguistiques : « tu dois parler au garçon parce que tu as dit prête-moi la voiture »[46] (Karmiloff-Smith 1993 : 57). Dans cette dernière phase, les représentations internes et les données externes sont réconciliées et un équilibre est obtenu entre les demandes de contrôle interne et externe : une nouvelle correspondance se fait entre les représentations de l’input et de l’output linguistique, afin de restituer l’usage correct.

Le fonctionnement du modèle, caractérisé en termes de récurrence et de phase signifie qu’à un moment donné chez l’enfant, il peut avoir seulement des représentations de niveau Implicite pour un micro-domaine, et des représentations de niveau Explicite 2/3 dans un autre. Karmiloff-Smith ajoute qu’il est possible que certaines connaissances apprises soient directement codées sous forme linguistique et stockées au niveau Explicite-3 : la hiérarchie établie entre les quatre niveaux de codage ne signifie pas une seule possibilité de parcours de l’implicite à l’explicite. Il peut y avoir différentes formes de passage d’un niveau à l’autre. L’état final de représentation est le stockage d’une même connaissance en multi-codes, du niveau 1 au niveau 2/3, chaque codage étant accessible selon les buts (traitement rapide d’input/output ou tâches métalinguistiques explicites).

Le tableau suivant résume le modèle de Karmiloff-Smith :

 

 

niveau implicite (I)

Niveau explicite 1 (E1)

niveau explicite 2 (E2)

niveau explicite 3 (E3)

erreurs

non

oui

non

non

conscience

non

non

oui

oui

verbalisation

non

non

non

oui

épi-/méta[47]

Épilinguistique

Métalinguistique

[Tableau 1 : Modèle de redescription de représentations, Karmiloff-Smith, 1993]

L’apport de ce modèle nous semble résider dans le postulat de deux niveaux intermédiaires qui permettent de mieux rendre compte de l’évolution des représentations linguistiques chez l’enfant en partant des connaissances implicites. En outre, ce modèle nous fournit un outil intéressant pour la question qui nous préoccupe, la construction de représentations métalinguistiques de la langue cible par l’apprenant adulte.

3.3. Le métalinguistique chez Gombert

Gombert adopte les termes culioliens : épilinguistique pour les comportements qui s’apparentent aux comportements métalinguistiques mais dont le caractère non-conscient semble être établi, et métalinguistique pour les comportements ayant le caractère réfléchi et délibéré[48]. Les activités métalinguistiques au sens culiolien désignent deux choses pour Gombert : d’une part, des « activités de réflexion sur le langage et son utilisation », anciennement appelées activités métalinguistiques déclaratives (Gombert 1987 : 5), et d’autre part, les « capacités du sujet à contrôler et à planifier ses processus de traitement linguistique en compréhension et en production » (Gombert 1990 : 27), anciennement nommées activités métalinguistiques procédurales. Elles sont toutes « limitées aux activités cognitives appliquées consciemment à la manipulation du langage » (Gombert 1996 : 48). La différence de nature entre ces deux types d’activités métalinguistiques résulte du contexte de leur intervention par rapport au moment de l’énonciation : les unes ayant lieu en dehors du contexte réel d’activité linguistique, et les autres, ayant lieu en temps réel de production et de compréhension[49]. Cette distinction nous semble cruciale dans notre étude des verbalisations métalinguistiques qui relèvent des « activités de réflexion sur le langage et son utilisation » en dehors du temps réel de communication orale.

L’étude de l’activité métalinguistique chez Gombert (1990) est intégrée à son modèle de développement de connaissances linguistiques chez l’enfant. Comme Karmiloff-Smith, il considère le travail métalinguistique de l’enfant comme moteur dans l’évolution de ses connaissances linguistiques.

3.3.1. Modèle du développement métalinguistique chez l’enfant

Gombert, dans Le Développement métalinguistique (1990), postule quatre niveaux de développement des activités métalinguistiques chez l’enfant, qui peuvent concerner chaque aspect du langage : phonologique, syntaxique, sémantique ou pragmatique. L’auteur s’appuie fortement sur le modèle de Karmiloff-Smith développé dans les années 1980.

Le premier niveau est celui où s’effectue l’acquisition des premières habiletés linguistiques. Il est identique à la première phase du modèle de Karmiloff-Smith. Ces premières habiletés s’acquièrent à partir du modèle de l’adulte par le stockage en mémoire des paires unifonctionnelles d’une forme linguistique et de son contexte pragmatique, et par des feedback positifs et négatifs. A la fin de ce stade, les utilisations des formes linguistiques sont proches de celles des adultes. C’est le premier niveau d’automatisation des comportements linguistiques à la fois en production et en compréhension. Les connaissances utilisées par l’enfant sont, à cette étape-là, toujours de nature procédurale.

Ce qui entraîne le passage à l’étape suivante, c’est la remise en question de la stabilité obtenue et l’apparition de nouvelles fonctions (en particulier discursives) par l’augmentation de la taille, de la complexité des modèles adultes fournis et de la longueur des productions de l’enfant lui-même. L’enfant recommence à faire des erreurs. Contrairement à l’opinion de Karmiloff-Smith, selon laquelle le succès comportemental et le feedback positif amorcent l’étape suivante, Gombert avance que c’est la réapparition de feedback négatifs (implicites ou échecs ou difficultés de communication) qui est déterminante.

Au deuxième niveau de développement a lieu une réorganisation des connaissances implicites accumulées lors de la première étape. C’est le niveau de l’acquisition de la maîtrise épilinguistique. L’articulation interne des connaissances implicites aboutit alors à la maîtrise fonctionnelle, non réfléchie, du système. L’élaboration d’une référence stable pour chacune des formes linguistiques est la principale caractéristique de la deuxième phase. Cette stabilité (qui survient entre 5 et 6 ans) permet à l’enfant un contrôle de type descendant (top-down) des traitements linguistiques qu’il opère. Le contrôle épilinguistique est stable et efficace dans la gestion des échanges verbaux quotidiens mais la prise de conscience de ce système de règles qui ne se manifestent que dans les actions de l’enfant nécessite une incitation extérieure et un effort métacognitif de la part de l’enfant.

Au troisième niveau s’effectue l’acquisition de la maîtrise métalinguistique et c’est, selon Gombert, vers 6-7 ans que sont généralement attestés les premiers fonctionnements métalinguistiques[50]. Le passage à cette phase est causé par la nécessité de contrôle intentionnel de la stabilité acquise à la fin de la deuxième phase. C’est pourquoi l’accès à ce niveau est facultatif. La maîtrise de la lecture et de l’écriture nécessitant la connaissance consciente et le contrôle délibéré de nombreux aspects du langage, elle est un facteur majeur dans le déclenchement de la maîtrise métalinguistique.

La dernière étape est celle d’automatisation des méta-processus. C’est une nouveauté par rapport au modèle de Karmiloff-Smith. Comme le fonctionnement métalinguistique est très coûteux, une grande partie de ces traitements est automatisée et c’est grâce aux processus automatisés que nous pouvons communiquer normalement. Pour certains psychologues, l’automatisation est vue comme l’état final de l’utilisation répétée de stratégies métacognitives. Ainsi, les fonctionnements métalinguistiques ayant été répétés fréquemment de manière efficace se trouvent automatisés. Contrairement à l’hypothèse de Karmiloff-Smith selon laquelle des modules de traitement linguistique dans le sens fodorien peuvent se constituer tardivement, les métaprocessus automatisés restent accessibles à la conscience selon Gombert, et c’est cette accessibilité qui les différencie des épiprocessus, qui sont automatiques eux aussi. Cette fonction métalinguistique s’active seulement quand le traitement linguistique en cours rencontre un obstacle et que le sujet décide de prêter une attention particulière à la tâche à accomplir.

On peut penser que cette dernière étape correspond aussi au niveau explicite-3 (E3) dans le modèle de Karmiloff-Smith. La différence des modèles de Gombert et de Karmiloff-Smith est que chez cette dernière, la maîtrise linguistique est atteinte au début, et les étapes suivantes relèvent seulement du processus d’explicitation de ces connaissances acquises. Il n’y a plus d’acquisition de nouvelles informations. Dans ce modèle, Gombert va plus loin que Karmiloff-Smith dont il s’est inspiré, tout en apportant des éléments explicatifs différents et nouveaux qui rendent mieux compte du développement métalinguistique chez l’enfant. Nous remarquons de plus plusieurs distinctions importantes dans le travail de Gombert, dont nous nous servirons dans notre travail. Outre la qualification métalinguistique culiolienne attribuée au traitement linguistique à caractère conscient et délibéré, on observe la distinction qui nous semble importante entre les activités proprement dites d’une part, et les connaissances métalinguistiques qui en résultent (connaissances déclaratives et procédurales) d’autre part. Finalement, au sein des activités métalinguistiques elles-mêmes, la distinction entre la réflexion et le contrôle nous semble également pertinente, comme activités liées à des moments différents de traitement, respectivement, en différé et en temps réel.

4. Conclusion

Nous avons survolé quelques domaines voisins de celui de l’acquisition d’une langue étrangère, qui traitent de la question du métalinguistique : linguistique, grammaire scolaire, méthodes d’enseignement de langues étrangères, et psycholinguistique. Ces disciplines nous apportent chacune des informations utiles pour notre sujet d’étude. Les travaux en linguistique traitent le métalinguistique comme fonction d’autoréférenciation, fonction inhérente à la langue en tant que système sémiotique (système de signes) et comme système linguistique (un des systèmes sémiotiques), et également en tant que fonction inhérente à l’activité linguistique chez le locuteur. Cette approche du métalinguistique comme activité linguistique concerne davantage notre préoccupation. Ces travaux nous montrent que, le principe qui sous-tend les diverses formes de l’activité métalinguistique, comme des séquences de synonymes, de paraphrases, de gloses et de reformulations (Jakobson), de réflexivité méta-énonciative (Authier-Revuz), et des séquences de jugement de grammaticalité, est le principe de l’autonymie. Ce principe métalinguistique nous semble la base des activités mentales engagées par l’apprenant adulte dans l’apprentissage d’une langue étrangère, dont les formes se complexifient au fur et à mesure de la maîtrise.

Le point de vue psycholinguistique propose la même double focalisation sur le système et l’activité (méta-) linguistique, mais dans une perspective développementale : l’enfant acquiert sa langue maternelle, construit ses connaissances linguistiques à la fois quantitativement et qualitativement, à travers ses activités linguistiques et métalinguistiques. Les auteurs étudiés désignent ces dernières comme responsables du changement qualitatif de la (re-)structuration des acquis. Le rôle important joué par ces activités métalinguistiques dans l’apprentissage d’une langue première nous conduit à l’hypothèse de leur intervention encore plus importante dans l’acquisition d’une langue étrangère par l’adulte.

L’examen des procédures didactiques proposées par Bloomfield montre que plus on veut éviter le métalangage, le métadiscours, et l’usage de la langue première des élèves, plus on s’appuie paradoxalement sur les activités métalinguistiques des apprenants, signifiant par là qu’aucune méthode ne peut faire abstraction de leur intervention.

Enfin, l’exemple de l’évolution de la grammaire scolaire française nous semble comparable au parcours réflexif de l’apprenant sur la langue cible. L’acquisition de l’orthographe ne pouvant pas se faire par des méthodes purement mécaniques, les grammairiens ont dû élaborer de façon laborieuse des explications des règles d’accord et de fonctions. Leur théorie syntaxique graduelle consistait à justifier l’orthographe de façon ad hoc. Mais son caractère exclusivement utilitaire mis de côté, cette recherche collective d’un appareillage explicatif nous semble révélateur du processus réflexif par lequel passe également un apprenant d’une langue étrangère, qui se construit une représentation métalinguistique de la langue cible, parallèlement à un système linguistique observable dans sa production orale.




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