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Thèse de sciences du langage, Université de Paris III – Sorbonne Nouvelle
Étude des verbalisations métalinguistiques d’apprenants coréens sur l’imparfait et le passé composé en françaisIntroduction Chap. 1 Chap. 2 Chap. 3 Chap. 4 Chap. 5 Chap. 6 Chap. 7 Conclusion Résumé Biblio Corpus Index 1 Index 2 Annexe 1 : Exercice Annexe 2 : Conventions
Chapitre 2. Modèles d’appropriation d’une langue étrangère I : Place et fonction du métalinguistique
Nous examinerons dans ce chapitre la façon dont est traitée la question métalinguistique dans différents modèles d’appropriation d’une langue étrangère. Nous entendons par modèle une représentation qu’on construit de façon schématique à la fois pour rendre compte des observations réelles d’un objet d’étude et pour présenter des hypothèses sur son fonctionnement, qui peuvent être éventuellement testées. Selon les types de modèles, l’un ou l’autre aspect peut être accentué.
La problématique du métalinguistique, relevant de l’activité mentale, nous impose l’examen des modèles post-béhavioristes. Parmi ces derniers, nous proposons de distinguer deux types de modèles : les modèles de type systémique[51] et les modèles d’approche cognitive, que nous étudierons respectivement dans ce deuxième et le troisième chapitre. Les deux types de modèles ne sont pas fondamentalement différents : ils sont tous deux des modèles cognitifs. Seulement, avec le développement de la psychologie cognitive, les modèles du second type ont pu bénéficier de ses apports et se focalisent davantage sur les phénomènes du traitement mental.
1. Modèles systémiques d’appropriation d’une langue étrangère
Dans les recherches sur l’acquisition d’une langue étrangère, les modèles de type systémique ont été proposés dans les années 1970 et 1980. Trois éléments de base y sont généralement identifiés : entrée (input), connaissances, sortie (output)[52]. Ce type de modèles ont pour but de se donner une vision synthétique ou une « certaine conception d’ensemble du problème, permettant de regrouper les observations et les expériences, les hypothèses et les résultats » (Frauenfelder et Porquier 1979 : 38). Ils sont, de ce fait, caractérisés par une difficulté à être testés empiriquement tels quels.
Ces modèles se présentent principalement selon le schéma suivant, qui a une dimension à la fois synchronique et diachronique :
entrée
Traitement
(connaissances)
sortie
[Figure 1 : Schéma des modèles d’apprentissage d’une langue étrangère de type systémique]
Le second élément, entre l’entrée et la sortie, représente le système de traitement, la boîte noire de l’époque du behaviorisme. Il peut prendre des noms différents selon les auteurs : dispositif d’acquisition linguistique chez Krashen, emprunté à Chomsky, connaissances chez Bialystok (1978), Frauenfelder et Porquier (1979), et connaissances intériorisées chez Besse et Porquier (1984). Nous remarquons qu’à part Krashen, les auteurs représentent ce second élément par un système où se construisent et sont stockées les connaissances plutôt que par le traitement lui-même qui prendra de l’importance dans les modèles d’approche cognitive.
Les processus d’appropriation proprement dits concernent les passages de l’un à l’autre de ces éléments, ainsi que la construction et l’organisation des connaissances à l’intérieur du système de connaissances de l’apprenant. Ces processus se décrivent ainsi en quelques étapes : a) un élément de l’input fait l’objet d’une attention particulière de l’apprenant (phénomène appelé saisie ou intake) ; b) le saisi se transforme en connaissance ; c) les connaissances acquises peuvent changer de nature ; d) la connaissance est utilisée dans la production. Nous examinerons l’intervention et la modalité des activités métalinguistiques dans chacune de ces étapes discutées chez différents auteurs.
1.1. Saisie (intake)
L’intake est considéré par des chercheurs comme la première étape du processus d’appropriation. Il est compris en général comme un processus de sélection d’un élément linguistique parmi d’autres présents dans l’input. Il peut désigner également l’objet linguistique lui-même. Mais selon les auteurs, le terme input englobe l’intake (Corder 1980a, Bialystok 1978) sans que les deux concepts soient pour autant confondus[53], et il désigne même le processus par lequel l’objet saisi devient une connaissance (Boulouffee 1986). Nous examinerons plus en détail des auteurs traitant l’intake dans l’ordre chronologique de leur publication.
1.1.1. Frauenfelder et Porquier
Chez ces auteurs, la saisie se distingue, de l’entrée (input) qui désigne tout ce à quoi est exposé l’apprenant, comportant « un nombre virtuellement illimité de données linguistiques et sociolinguistiques, fournies dans des situations très différentes par des personnes diverses et sous forme orale ou écrite avec toutes sortes d’intentions de communication » (Frauenfelder et Porquier 1979 : 42). Selon les auteurs, la saisie s’observe par un phénomène courant qui est qu’« un élève n’apprend jamais (ou rarement) tout ce qu’on lui présente, tout ce qu’on tente de lui faire apprendre » (Ibid. : 44).
Mais outre cette différence quantitative, il existe un décalage qualitatif entre l’input et l’intake. La différence qualitative se manifeste « lorsque, par exemple, l’apprenant comprend et saisit autre chose ou autrement que ce qu’on lui a présenté » (Ibid. : 44).
1.1.2. C. Noyau
L’intake est, selon Noyau, ce qui est traité par l’apprenant, parmi les données qu’il a reçues, « pour être assimilé, intégré à son système » (Noyau 1980b : 77). La différence quantitative entre l’input et l’intake, déjà mentionnée par Frauenfelder et Porquier s’explique, selon Noyau, par trois facteurs qui sont liés à la saisie. D’abord, les contraintes cognitives qui sont les « limites de l’attention et de la mémoire ». Ensuite, les « caractéristiques du système de l’apprenant à un moment donné ». Et en dernier lieu, l’« asymétrie des situations de communication » dans lesquelles les actes de langage fournis par des interlocuteurs et servant de modèles en langue étrangère, ne coïncident pas souvent avec les actes de langage que l’apprenant a l’occasion d’effectuer. Par contre, les actes de langage caractérisés par la réversibilité, qui peuvent s’utiliser facilement par l’apprenant tels qu’ils étaient au départ utilisés par les interlocuteurs, favoriseraient l’appropriation.
Outre ces données, Noyau avance des hypothèses à propos des facteurs généraux qui influencent l’intake : les caractères de l’input, l’état du système de l’apprenant et la motivation. Du point de vue de la nature de l’input, seront mieux saisies, dit-elle, les données complètes (phrases achevées) que des données fragmentaires, des données homogènes que « des données hétérogènes (ruptures ou mélange de registre, interlocuteurs à dialectes, sociodialectes ou idiolectes fortement différenciés) », des « données redondantes (linguistiquement ou avec la situation) » que des données à faible redondance, des « données à forte intelligibilité du signal (non accompagnées de bruits, non altérées) » et des « données massés (un certain nombre d’occurrences rapprochées dans le temps) » que des données dispersées. C’est pourquoi la saisie est facilitée dans un milieu guidé d’apprentissage où l’input est sélectionné, ordonné et où il est présenté de façon récurrente[54].
Deuxièmement, en suivant la position de Corder (1979) selon lequel l’imperfection de la saisie est due à l’inadéquation de l’entrée au niveau de l’apprenant, Noyau affirme que l’état du système individuel[55] de l’apprenant peut permettre ou empêcher la saisie d’une donnée.
Le dernier facteur qu’elle propose est la motivation. Elle est liée, selon Noyau, aux attitudes par rapport à l’acquisition de la langue cible, aux locuteurs de cette langue et à la société et à la culture de la langue cible. Selon le type de motivation (motivation instrumentale, motivation intégrative, selon Jakobovits 1970, dans Noyau 1980b : 79), l’auteur présume que les données seront saisies différemment et qu’avec la motivation dite instrumentale, la langue de l’apprenant peut se fossiliser.
1.1.3. Krashen
Comme l’a noté Schmidt (1990), la notion d’intake est incluse chez Krashen (1983), dans la notion d’input compréhensible, constitué d’éléments linguistiques à la fois inférieurs et supérieurs au niveau de l’apprenant. L’intake aurait lieu naturellement[56] dans la compréhension (picking up) par l’apprenant du message d’un natif, à l’aide du contexte et des éléments connus. L’apprenant fait ainsi le lien entre une forme inconnue et sa signification : l’intake se produit.
L’input compréhensible se manifeste notamment chez un locuteur qui ajuste son discours au niveau de son interlocuteur. Krashen présente plusieurs exemples d’input compréhensible en fonction des couples de locuteurs engagés dans une interaction : entourage d’un bébé s’adressant à lui (caretaker speech ou baby talk), natifs s’adressant aux étrangers (foreigner talk), et enseignants d’une langue étrangère à leurs élèves (teacher talk).
1.1.4. Besse et Porquier
Besse et Porquier (1984) développent davantage l’aspect cognitif de l’apprenant, en précisant la nature du traitement impliqué. Selon eux, la saisie, également définie comme une phase initiale de l’appropriation, comporte une appréhension immédiate, qui consiste en un traitement perceptif spontané (sous forme explicite, implicite ou mixte) des matériaux fournis par l’exposition, sur la base de « schèmes préexistants [schèmes de règles intériorisés] [57]. » Mais la saisie « comporte aussi la sélection et la mise au point adaptatives, à court ou moyen terme, de stratégies de traitement, inconscientes ou infra-conscientes, qui seront elles-mêmes réinvesties, modifiées ou évacuées par la suite » (Besse et Porquier 1984 : 245). C’est pourquoi la saisie est une activité cognitive « déjà structurante, même si son objet n’est pas lui-même structuré à ce stade ». De plus, le sujet ne saisit pas seulement ce qui se soumettra immédiatement au traitement. Il peut « sélectionner des éléments saillants ou [repérer] des points opaques pour les soumettre à un traitement ultérieur » (Ibid.: 244).
La phase d’appréhension immédiate de la saisie est d’ailleurs filtrée par l’activité perceptive et cognitive du sujet, son état psychologique et l’effort mental mobilisé, et aussi par la structuration cognitive et linguistique préexistante. De plus, d’après ces auteurs, ce traitement est lui-même déterminé par l’attente perceptive et par des hypothèses préalables de l’apprenant sur la nature du matériel présenté et le traitement à effectuer.
1.1.5. Chaudron
Pour Chaudron (1985), l’intake est un processus qui sert de médiateur entre l’input et l’ensemble de règles de la langue cible intériorisées chez l’apprenant. L’auteur relève une ambiguïté ou une confusion dans la manière dont la notion d’intake est utilisée. Elle désigne tantôt la perception immédiate de l’input par l’apprenant, tantôt le changement éventuel dans la grammaire de son interlangue. L’intake ne se réfère pas, selon lui, à une seule opération ou à un seul produit, mais à un phénomène de traitement de l’information complexe qui comprend plusieurs étapes : a) l’étape initiale de perception de l’input ; b) les étapes de recodage et d’encodage d’informations sémantiques (communiquées) dans la mémoire à long terme ; et c) une série d’étapes par lesquelles les apprenants intègrent et incorporent entièrement les informations linguistiques de l’input dans leur grammaire en développement. Ces étapes existent dans un continuum entre ce qu’il appelle l’intake préliminaire (preliminary intake) et l’intake final (final intake)[58] . Tout au long de ce continuum, l’intake est influencé, continue-t-il, d’une part, par l’état de connaissances de l’apprenant et d’autre part, par la nature des contraintes cognitives s’exerçant sur les processus de perception et de compréhension linguistiques.
Dans l’étape initiale de l’intake, celle de la perception de l’input, l’apprenant d’une langue étrangère utiliserait, selon Chaudron, les mêmes mécanismes et processus cognitifs qu’il utilise pour le traitement perceptif de sa langue maternelle, tels que Massaro (1975 cité par Chaudron, Ibid.[59]) le propose dans son modèle de production et de lecture de type traitement de l’information (information-processing model of speech and reading).
1.1.6. Boulouffee
En s’inscrivant dans la perspective d’apprentissage piagétienne, Boulouffee (1986) conçoit le processus d’acquisition comme un processus d’équilibration entre le système d’assimilation et celui d’accommodation. Elle emploie le terme input pour la notion de saisie, pour la réception d’éléments tels qu’ils se sont présentés à l’apprenant. Le terme intake est utilisé pour désigner le passage du saisi aux connaissances. Comme pour la distinction entre saisie (processus) et saisi (produit) proposée par Frauenfelder et Porquier (1979), l’auteur distingue l’intake en tant que processus et l’intake en tant que produit de ce processus, auquel elle ajoute aussi ce que l’apprenant « n’absorbe pas immédiatement et qu’il évite d’utiliser dans la communication » (Boulouffee 1986 : 260).
1.1.7. Observabilité de l’intake
Si l’intake est considéré comme la première phase d’acquisition, la possibilité de son observation ne fait pas l’unanimité. L’intake est présenté comme devant être inféré à partir de la production de l’apprenant (Frauenfelder et Porquier 1979) ou de la comparaison entre l’input de l’apprenant et son output (Corder 1972 cité par Noyau, 1980b). Noyau pense également que l’intake n’est pas directement observable. Selon elle, « on ne peut l’appréhender qu’en examinant la sortie, et en y recherchant des traces des données de l’entrée » (Noyau 1980b : 77). Parmi les données de sortie, il y a la compréhension et l’intuition, mais, elles n’apportent que des éléments secondaires.
Boulouffee (1986) affirme au contraire qu’au moins dans le cadre institutionnel, l’intake peut être interprété mais également régulé et aidé, tout en disant que c’est dans la production que le mécanisme de l’intake est plus facile à observer. Car, la composante active et indispensable de l’intake (pris dans le sens d’assimilation) étant, d’après elle, l’utilisation, par l’apprenant, d’une structure fournie dans l’input avec sa propre intention de communication, la production offre de meilleurs terrains d’observation (Boulouffee 1986 : 260). Pour Chaudron (1985), des expériences de type psycholinguistique offrent des pistes méthodologiques d’observation et certaines expérimentations commencent à donner des résultats plus ou moins fiables. Mais il faudra, dit-il, contrôler mieux les variables indépendantes dans l’expérimentation.
Nous avons noté chez ces quelques auteurs que l’intake, parfois indifférencié de l’input, peut s’employer dans un sens restreint (de sélection et de traitement perceptif spontané et sommaire) et dans un sens large (de processus d’assimilation et d’intégration du saisi dans le système de connaissances de l’apprenant). Selon Chaudron (1985), le fait de distinguer l’intake de l’input consiste à identifier l’apprenant comme un agent actif dans l’apprentissage d’une langue cible. En effet, la différence observée entre l’input et l’intake démontre, nous semble-t-il, l’existence d’un système de traitement linguistique chez l’apprenant, et du même coup, celle des activités métalinguistiques.
1.2. De la saisie à la connaissance
Tout ce qui est saisi ne devient pas connaissance. Certains distinguent ainsi l’intake momentané et l’intake conduisant à une connaissance. Par exemple, Py (1989) différencie d’une part, la prise, intake utilisé dans le seul espace d’une séquence de communication, comme on peut l’observer par exemple dans une « séquence potentiellement acquisitionnelle[60] », et d’autre part, la saisie qui est traitée et qui devient une connaissance stable et durable (l’intake final selon Chaudron 1985).
1.2.1. Bialystok
Dans son modèle de 1978, Bialystok nomme processus les passages entre les entités input, connaissances et output (les deux transitions entre ces trois éléments étant les processus d’input et d’output). Le type de l’input (implicite, explicite, et autre) détermine souvent son type de représentations en connaissances (connaissances implicites, explicites, autres). Dans ce cas, il s’agit d’un passage direct entre l’input et les connaissances, et ces processus sont inconscients. Un autre type de passage est aussi postulé par une voie détournée : les stratégies d’apprentissage qui, à la différence des processus, sont consciemment utilisées par l’apprenant, peuvent changer la nature de l’intake lors de sa mise en connaissances.
Les stratégies sont spécialisées selon qu’elles s’emploient pour l’augmentation de l’input, la production ou pour la compréhension. Pour l’augmentation de l’input et la production sont employées les stratégies de pratique. Celles-ci transforment les connaissances explicites en connaissances implicites. Il existe deux types de stratégies : l’entraînement formel (formal practicing) qui consiste à automatiser les connaissances explicites stockées par exemple à travers des exercices structuraux et l’entraînement fonctionnel (functional practicing) qui consiste à s’exposer à l’usage de la langue et à la pratiquer dans des situations de communication.
Les stratégies qui concernent le passage de l’intake aux connaissances sont les stratégies utilisées pour la compréhension, les stratégies d’inférence. L’inférence consiste à exploiter les trois types de connaissances (implicites, explicites, autres) qu’on possède déjà, afin d’avoir une information particulière sur la langue. Par exemple, la comparaison d’un mot inconnu à un mot de la langue maternelle similaire ou le recours au contexte (connaissances autres) peuvent permettre à l’apprenant d’avoir le sens de ce nouveau mot. L’exploitation d’une connaissance implicite par cette stratégie peut avoir comme conséquence sa transformation en une connaissance explicite.
1.2.2. Frauenfelder et Porquier
La transition de l’intake momentané au saisi stable correspond, dans le modèle de Frauenfelder et de Porquier, au processus d’intégration. Pour ces auteurs, ce processus d’intégration s’effectue en fonction d’hypothèses formées et vérifiées inconsciemment : « Celles-ci sont élaborées à partir des entrées, de la connaissance antérieure de la langue étrangère et de la connaissance de la L1. (...) Une fois élaborées, ces hypothèses sont confrontées aux entrées ultérieures. Si celles-ci confirment les hypothèses, ces dernières sont gardées et intégrées dans la connaissance, sinon elles sont rejetées » (Frauenfelder et de Porquier 1979 : 45). Ainsi, tout ce qui est saisi n’est pas intégré : il se produit des phénomènes de tri et d’élimination en fonction de l’input ultérieur.
La saisie et l’intégration regroupées forment, chez Frauenfelder et Porquier, le processus d’assimilation, dans lequel la formation d’hypothèses joue un rôle capital, avec un certain nombre d’opérations cognitives telles que la généralisation, la catégorisation, et la différenciation. L’assimilation (la saisie et l’intégration) est déterminée, selon eux, par l’état antérieur des connaissances.
1.2.3. Noyau
Pour considérer un moyen linguistique comme acquis par l’apprenant, il faut observer son utilisation mais on ne peut pas dire que tout ce qui est observé en sortie fait partie du système de l’apprenant. Noyau (1980b) propose ainsi de distinguer différents niveaux d’intégration des données dans le système de l’apprenant. Ces niveaux représentent aussi des degrés différents de restructuration du système selon leur degré d’analyse : ce qui est mieux analysé a plus de chance d’entraîner un changement dans le système de connaissances. Au niveau le plus superficiel d’intégration correspond, en construction syntaxique par exemple, l’utilisation d’expressions figées, non analysées, dans des circonstances particulières, qui ne modifie pas le système de connaissances sur la langue cible. Il s’agit, selon ses expressions, d’une performance sans compétence.[61] A un deuxième niveau d’intégration correspond l’utilisation de modèles d’énoncés à productivité restreinte, dont les segments sont déjà analysés en unités recombinables mais dont toutes les caractéristiques ne sont pas analysées et incluses dans le système. Au dernier niveau d’intégration, une nouvelle règle de construction d’énoncé prend place dans les règles syntaxiques de la langue de l’apprenant, modifiant partiellement le système : cette modification peut concerner, selon Noyau, l’accroissement ou la « restriction de l’extension de règles connexes » ou la « modification de certaines règles acquises antérieurement » (Noyau 1980b : 80).
Le passage entre l’intake à son intégration dans les connaissances n’est pas traité de la même manière chez les apprenants. En se référant à Corder (1974[62]), Noyau distingue deux types d’apprenants. Les apprenants mémoriels (data gatherers) accumulent des données prises en blocs avant de construire des hypothèses sur elles, et les apprenants analystes commencent à former et testent des hypothèses relativement tôt sur des données limitées. Selon l’auteur, les mémoriels produiront moins d’erreurs, mais les analystes restructureront plus rapidement leur système en direction de la langue cible.
1.2.4. Faerch et Kasper
Pour Faerch et Kasper (1980[63] cité par Chaudron, 1985), une forme ou une règle perçue par l’apprenant devient, pour des raisons non spécifiées, une règle candidate à son interlangue. Les processus principaux de formation de règles en interlangue relèvent, selon eux, de la formation et du test d’hypothèses concernant les règles spécifiques de la langue cible. L’intake fait partie du système de l’interlangue de l’apprenant en tant que règle hypothétique. Cette règle est testée ultérieurement par l’output : la réaction de l’interlocuteur par rapport à cet output sert à confirmer ou à rejeter l’hypothèse. Selon Faerch et Kasper, cette procédure de formation et de test d’hypothèses se répète jusqu’à ce que l’hypothèse de l’apprenant soit confirmée ou infirmée et stockée comme une règle stable.
1.2.5. Krashen
Krashen a élaboré un schéma avec Andersen (1983 cité par Chaudron 1985 : 6-7)[64], qui expose le processus par lequel un élément de l’input du niveau i (niveau actuel de l’apprenant) + 1[65] devient une règle intériorisée. Pour que l’acquisition ait lieu, l’apprenant a besoin de remarquer (notice) la différence entre son propre niveau de compétence i et la nouvelle forme ou structure présentée dans l’input. Si l’apprenant perçoit un décalage, la forme du niveau i + 1 devient un candidat pour l’acquisition. Sa réapparition dans l’input, la fera intégrer dans le système acquis de l’apprenant.
Krashen parle ici explicitement de la nécessité d’une conscience métalinguistique portée sur la forme. C’est une nouveauté par rapport à son hypothèse du processus d’acquisition (opposé à learning), dans laquelle il dit qu’on acquiert une vraie compétence en langue seconde en se focalisant sur le sens et non sur la forme. La différence de ce schéma avec celui de Faerch et Kasper est qu’il n’inclut pas la production dans la communication comme une étape de validation d’hypothèses : il suffit que l’intake remarqué dans l’input antérieur réapparaisse dans l’input ultérieur.
1.2.6. Besse et Porquier
Besse et Porquier (1984) ont remplacé la phase d’assimilation dans le modèle de Frauenfeler et Porquier (1979) par le processus d’appropriation qui « consiste à appréhender, à traiter et à stocker des données langagières fournies par le milieu (par exposition à la langue étrangère) et à les adapter à la connaissance antérieure par assimilation et accommodation » (Besse et Porquier, 1984 : 244). Dans cette nouvelle version, augmentée d’une touche piagétienne, l’appropriation est toujours un processus qui englobe la saisie et l’intégration, mais cette dernière est dotée d’un autre procédé structurant, celui d’adaptation des nouvelles données aux anciennes.
Ces activités d’appropriation (saisie et intégration) se constituent, selon Besse et Porquier, par manipulations guidées ou spontanées de phrases ou d’énoncés, qui, à leur tour, influent sur la façon dont sera saisi et intégré le matériel langagier. Les activités d’intégration se divisent, selon Besse et Porquier, en activités complémentaires d’assimilation et d’accommodation, en grande partie inconscientes, qui requièrent un temps de latence variable.
1.2.7. Boulouffee
Selon Boulouffee (1986), dans le processus de rejet ou d’appropriation, on observe en général quatre étapes axées sur la forme et le contenu à communiquer. Etant donné la phrase-modèle, it’s going to rain, et la phrase-cible they/the girls are going to swim, les quatre étapes, expliquées en termes piagétiens, sont : a) ignorance de conflits ; b) solution compromise avec la force assimilatrice dominante (the girls are swimming); c) consolidation du modèle par l’impulsion accommodatrice (après le rappel du modèle it’s going to rain, les élèves produisent it’s going to swim/swimming) ; et finalement d) équilibration (they are going to swim)[66].
Le rôle de la mémoire est rendu nécessaire dans deux instances : d’abord lors de la réception du matériel langagier par une pure accommodation, puis quand le besoin de rappel du modèle est ressenti. C’est dans ce rappel que réside la clé de l’acquisition, dit l’auteur, car, le renversement de l’intention et l’expression a lieu au moment où l’apprenant cherche la forme dans sa mémoire et l’adapte à son intention.
Le processus d’intégration ou d’intériorisation remplit plusieurs fonctions comme l’ont dit Besse et Porquier : le traitement du saisi, son stockage, et la modification des connaissances déjà acquises en fonction du saisi ou adaptation du saisi aux connaissances antérieures. Durant ce processus, l’apprenant remarque un décalage entre le saisi et sa compétence et analyse l’élément saisi par le procédé de formation et test d’hypothèses, en grande partie inconscient pour certains, et tantôt inconscient, tantôt conscient pour d’autres. Ces hypothèses formées par les opérations cognitives telles que la généralisation et l’inférence s’ajustent petit à petit, au gré des tendances accommodatrices et assimilatrices de l’apprenant, ou à l’aide du feedback de l’interlocuteur, ou encore, grâce à la présence continue du saisi dans l’input. La transformation du saisi en connaissance se manifesterait dans l’emploi à bon escient de la forme saisie conformément à l’intention de communication.
1.3. Transformation de la nature de connaissances
Une connaissance peut changer de nature au cours de l’apprentissage. Admettre la possibilité de changement de nature des connaissances stockées implique une distinction préalable des types de connaissances. A noter que certains auteurs comme Krashen (1983) n’admettent pas — ou du moins ils n’envisagent pas la question de la possibilité de changement de nature des connaissances : pour lui, les types de connaissances dans l’input, différents selon le milieu d’exposition (connaissances implicites dans le milieu naturel, connaissances explicites dans le milieu formel) sont stockées chez l’apprenant sans subir de modification.
1.3.1. Frauenfelder et Porquier
Frauenfelder et Porquier (1979) distinguent trois types de connaissances : a) la connaissance de la langue première et éventuellement d’autres langues ; b) la connaissance transitoire (interlangue) de la langue étrangère en cours d’apprentissage ; et c) la connaissance du monde (l’expérience vécue). Ils supposent un changement qualitatif qui concerne la connaissance transitoire de la langue cible, et il se produit entre les caractères explicite et implicite de la connaissance. Pour ces auteurs, la connaissance explicite est, à la suite de Reber, une connaissance qui demande une capacité de reproduire des règles en termes métalinguistiques, même sous une forme naïve.
Il existe, selon Frauenfelder et Porquier, deux possibilités de transformation, qui s’ajoutent aux deux autres voies de stockage qui ne subissent pas de changement :
entrée connaissance
implicite implicite
explicite explicite
[Figure 2. Deux voies de changement de nature des connaissances, Frauenfelder et Porquier 1979 : 57]
1.3.2. Bialystok
Bialystok a proposé une autre version de son modèle en 1982. Pour la seconde version, elle a pris une orientation psycholinguistique plus marquée pour expliquer les différences interindividuelles de développement de compétence chez des apprenants et les variations d’habileté linguistique chez un même apprenant. L’explication de cette double différence était déjà sa préoccupation dans son premier modèle, mais son explication de la différence interindividuelle était formulée en termes d’utilisation des stratégies[67].
1.3.2.1. Le modèle de 1978
Bialystok postule, comme Frauenfelder et Porquier, trois types de connaissances, mais classés différemment : a) connaissances explicites, faits conscients sur le langage utilisables en toutes situations ; b) connaissances implicites, utilisées spontanément pour la compréhension ou la production ; et c) autres connaissances comme les connaissances du monde et les connaissances d’autres langues, auxquelles l’apprenant fait appel pour une tâche donnée.
Tout comme Krashen, Bialystok avance que ce qui déclenche la production, orale ou écrite, est la connaissance implicite de la langue cible[68]. L’effet de connaissances implicites importantes se manifeste par la capacité de parler avec plus de fluidité. Une grande quantité de connaissances explicites correspond à une connaissance étendue des aspects formels de la langue, mais n’implique pas nécessairement, pour l’auteur, la capacité à les utiliser réellement. Les connaissances explicites servent de réservoir de connaissances de provenances différentes. Elles gardent d’abord, de nouvelles informations sur le langage, des informations qui sont transférées dans les connaissances implicites (elles sont stockées ainsi sous deux formes). Elles stockent aussi des informations qui sont toujours représentées explicitement. Et finalement, elles gardent des connaissances implicites, qui sont devenues explicites, conscientes, et qui font ainsi partie du système articulé. L’auteur insiste sur le fait que la différence entre ces deux types de connaissances réside moins dans le contenu que dans la fonction.
La transformation de la nature des connaissances déjà stockées a lieu, comme lors du passage du saisi aux connaissances, à l’aide des stratégies d’inférence (des connaissances implicites en explicites) et des stratégies de pratique (des explicites en implicites).
1.3.2.2. Le modèle de 1982
En prenant à son compte la distinction de Polanyi entre la connaissance personnelle et connaissance objective, Bialystok identifie la connaissance explicite à la connaissance objective de Polanyi, qui est définie par celui-ci, comme « une proposition dans laquelle la structure formelle et la relation à la signification sont transparentes » (Bialystok 1982 : 93). La connaissance implicite est l’information à laquelle est attachée « une représentation mentale opaque, dans laquelle les constituants formels sous-jacents ne sont pas nécessairement identifiés », ou dont « la structure des propositions n’est pas apparente » (Ibid. : 93). Ainsi, « la connaissance explicite peut être décrite comme l’accès à la structure propositionnelle de la connaissance implicite » (Ibid. : 93).
L’hypothèse de l’auteur est que, comme elle le disait déjà en 1978 en terme de connaissance articulée, la connaissance explicite a l’avantage de pouvoir être réutilisée dans de nouveaux contextes (cf. Piaget) : l’apprenant peut faire usage de la structure acquise à d’autres fins, et il peut aussi déchiffrer des énoncés utilisant cette structure. Par contre, la connaissance implicite, concernant davantage des automatismes ou une structure non analysée, entraîne une possibilité limitée d’application. Les différences individuelles d’un apprenant à un autre, concourent, selon l’auteur, à l’apparition de la connaissance explicite.
Bialystok explique la transformation de la nature des deux types de connaissances par deux facteurs caractérisant la maîtrise de l’information linguistique, facteur analysé et facteur automatique. Ils constituent les composantes principales dans son modèle d’appropriation qui explique la maîtrise différenciée de la langue par l’apprenant en fonction des types de tâches auxquels il est confronté. Le facteur analysé définit les connaissances en terme de représentation implicite-explicite et le facteur automatique définit la facilité d’accès aux connaissances en termes de performance fluide ou non fluide.
Ces deux facteurs sont les clés de la transformation de la nature des connaissances. Le contrôle sur le facteur analysé permet la transformation des connaissances implicites en connaissances explicites, et le contrôle du facteur automatique permet la transformation des connaissances explicites en connaissances implicites. Le développement de la capacité linguistique peut être évalué, dit Bialystok, selon le niveau de contrôle qu’a l’apprenant sur ces deux facteurs.
Outre l’accumulation de connaissances du point de vue quantitatif, l’apprentissage consiste à transformer la nature des connaissances stockées ou des hypothèses confirmées. La transformation de la nature des connaissances s’explique chez les auteurs examinés en termes de connaissances implicites et explicites. Leurs définitions ne sont pas fondamentalement différentes. Une connaissance implicite est présentée comme une connaissance qui s’actualise uniquement dans son utilisation ou comme une connaissance non analysée et intuitive, entraînant une applicabilité limitée. Une connaissance explicite est celle qu’on peut verbaliser ou dont les propriétés formelles sont transparentes, permettant ainsi une application dans de nouveaux contextes. Les activités métalinguistiques interviennent notamment lors du changement de nature de connaissance, via les stratégies de l’apprenant. Nous pouvons supposer que la transformation de l’implicite à l’explicite exige davantage d’activités métalinguistiques que celle de l’explicite à l’implicite.
1.4. Sortie (output)
Frauenfelder et Porquier (1979) ont noté une confusion possible sur le statut des sorties, entendues à la fois comme activités de production et de compréhension et comme leur résultat (ce qui est émis, exprimé et aussi ce qui est reçu, perçu et compris). Dans un sens restreint comme production, la sortie constitue le dernier élément de la représentation du procès d’appropriation. Elle semble avoir en général moins d’importance que les deux premiers constituants, même si elle occupe une place dans la plupart des modèles.
La prise en compte de l’étape de production dépend en fait de la conception que l’on se fait de l’apprentissage. Si on le conçoit comme un processus de traitement, d’accumulation et de structuration des données linguistiques, la case finale du schéma sera la connaissance. C’est le cas du modèle de Besse et de Porquier (1984), pour qui la phase finale de l’apprentissage est en effet la connaissance intériorisée, après la saisie et l’intégration. Chez ces auteurs, la production (output) est considérée comme utilisation de la connaissance intériorisée et sa prise en compte relève, pour eux, du modèle du locuteur. Furth (1981 cité par Boulouffee, 1986) propose une distinction encore plus limitée. Il distingue deux acceptions de l’apprentissage, au sens strict et au sens large, mais qui s’arrêtent au niveau de l’intégration de connaissances : l’apprentissage au sens strict est celui par lequel des nouvelles informations sont stockées et l’apprentissage au sens large est celui par lequel les informations stockées sont restructurées et intégrées.
Pour ceux qui conçoivent l’apprentissage non seulement comme accumulation et restructuration de connaissances mais aussi comme leur utilisation, la sortie (output) occupe une place conséquente. Chez ces auteurs, on observe encore deux approches : certains considèrent la sortie seulement comme le point d’arrivée de l’input, alors que d’autres lui attribuent un rôle plus actif dans le processus par la rétroaction qu’elle entraîne.
1.4.1. Frauenfelder et Porquier
Frauenfelder et Porquier (1979) parlent du processus d’apprentissage comme d’un processus global, universel, commun à tout apprenant, qui met en jeu d’une part, des connaissances en langue première, en langue étrangère (interlangue), et la connaissance du monde, et d’autre part, les opérations cognitives fondamentales, telles que perception de différences, d’identité, catégorisation, etc.
L’inclusion de la sortie dans leur modèle correspond à la réunion des deux modèles, le modèle d’apprentissage comprenant l’entrée et la formation des connaissances, et le modèle d’utilisation de la connaissance dans la communication ou les activités métalinguistiques. Dans ce modèle, la sortie constitue à son tour une entrée ou suscite d’autres entrées.
La relation entre la connaissance et la forme de la sortie, selon les auteurs, ne reflète pas fidèlement la connaissance mais dépend du degré d’attention porté par l’individu à ses propres productions, tout comme chez les natifs. Cette attention désigne le contrôle, système consistant à ajuster son énoncé et manifestation métalinguistique dans la production. Frauenfelder et Porquier distinguent deux types de contrôle dans leur modèle, le contrôle apparent (overt editing) qui se manifeste dans le discours sous forme d’autocorrection ou d’hésitations, et le contrôle non apparent (covert editing), antérieur à la production, dans lequel l’élaboration et la correction d’énoncé ont lieu mentalement (cf. Levelt 1989). Pour ces auteurs, une production peut faire appel successivement aux deux types de contrôle, soit à un seul, soit à aucun.
1.4.2. Bialystok
Dans son modèle de 1978, l’output représente, comme chez Frauenfelder et Porquier, l’utilisation du langage dans la compréhension ou dans la production. Le processus d’output est, comme le processus d’input, indépendant de la conscience de l’apprenant. Rappelons que, pour l’auteur, seules les stratégies sont régies par la conscience. L’hypothèse de l’auteur est, comme pour Krashen, que l’usage de la langue est d’abord basé sur les connaissances implicites. Deux types d’outputs (réponse dans son modèle) sont identifiés. Le premier type de réponse est spontané et immédiat, alors que le second, correspondant aux deux types de contrôle de Frauenfelder et Porquier, est régi par une stratégie délibérée de contrôle (monitoring) qui demande plus de temps que celle basée sur les connaissances implicites.
Dans son modèle de 1982 constitué de deux facteurs essentiels (facteur analysé et facteur automatique), le contrôle nous semble mis en oeuvre dans l’activité des deux facteurs, le facteur analysé intervenant pour la disponibilité des connaissances formelles nécessaires, et le facteur automatique, pour la facilité d’accès à ces informations lors de la production.
1.4.3. Noyau
Comme chez Frauenfelder et Porquier, l’effet de la production, chez Noyau, consiste à entraîner de nouvelles entrées de la part des interlocuteurs et ce feedback est, selon elle, décisif pour la régulation de l’acquisition. Du point de vue du contenu, les réactions des interlocuteurs peuvent concerner le message ou la forme, et du point de vue de la forme, elles peuvent être implicites ou explicites. Les réactions peuvent également être demandées explicitement aux interlocuteurs par l’apprenant.
1.4.4. Krashen
Selon l’hypothèse de l’autocontrôle de Krashen (1983), les énoncés produits en langue étrangère sont enclenchés par le système acquis, constituée des connaissances intégrées par le processus inconscient, focalisé sur le sens. Le système appris, composées de connaissances formelles de la langue étrangère ou de règles qu’on apprend dans la classe ou dans des livres, n’intervient, lors de la production, qu’après l’intervention du système acquis, à travers le monitor. Le système appris n’est pas responsable de la fluidité : il a, pour seule fonction, de vérifier et de réparer la sortie du système acquis[69]. Le changement dû à l’usage du monitor peut intervenir avant ou après la production orale ou écrite.
L’usage du monitor est limité. Krashen établit trois conditions pour une utilisation satisfaisante du monitor : le temps, l’attention à la forme et la connaissance de la règle. Outre ces conditions, il avance que la règle concernée doit être facile. Notons que l’utilisation du monitor est, pour lui, l’une des causes de la variabilité interindividuelle.
Deux types d’approches de l’output sont observés. La première consiste à considérer l’output comme faisant partie du processus de production (Bialystok, Krashen, Besse et Porquier), et la seconde, comme faisant partie du processus d’apprentissage (Frauenfelder et Porquier, Noyau). Dans la première approche, le rôle de l’ouput est secondaire par rapport au processus d’apprentissage, car il ne marque que la fin de l’itinéraire du saisi, où les activités métalinguistiques interviennent sous forme de contrôle (monitoring). Dans la seconde approche, l’output fait partie intégrante du processus d’apprentissage, comme l’a formulé également De Bot (1996) dans son hypothèse de l’output (output hypothesis), et son rôle consiste à provoquer de nouvelles entrées, qui réactualisent à leur tour la suite du processus d’apprentissage (intake, formation et test d’hypothèses, constitution de connaissances, restructuration de connaissances), avec les activités métalinguistiques qui l’accompagnent.
1.5. Conclusion des modèles systémiques : instances métalinguistiques
Dans ces quelques modèles du type systémique, nous avons vu que les activités métalinguistiques de l’apprenant peuvent intervenir à la saisie, à l’intégration du saisi dans le système de connaissances, à la transformation de nature de connaissances stabilisées et à la production. Dans ces modèles conçus comme un trajet orienté de l’input vers l’output (avec ou sans rétroaction), ces quatre instances couvrent en fait tout le processus d’apprentissage.
Notre définition de l’activité métalinguistique comme activité consciente et réflexive sur la langue cible nous amène à considérer ces instances du point de vue de leur caractère conscient ou non conscient, même si cet aspect ne fait pas l’objet de commentaires systématiques chez les auteurs examinés. Parmi les quatre instances, celle de transformation de la nature des connaissances (aussi bien dans le sens explicite-implicite que dans le sens implicite-explicite) est la plus marquée par le caractère conscient, alors que le passage de la saisie à la connaissance, régi par l’activité de formation et de test d’hypothèses, est souvent considéré comme un processus non conscient. Par contre, la saisie et l’output (sous forme de contrôle ou monitoring) semblent posséder les deux caractères, avec la particularité pour l’output, du lien à l’intention du locuteur pour le recours au monitor.
2. Questions et discussions
Durant l’examen de différents modèles d’apprentissage, nous avons rencontré quelques notions ou distinctions qui appellent la discussion. C’est celle de la motivation intrinsèque ou extrinsèque dans l’acquisition et celle de la distinction entre connaissances explicites et implicites. De cette dernière distinction découlent encore d’autres notions sujettes à discussion, comme la question de l’apprentissage conscient ou inconscient.
2.1. Motivation intrinsèque ou extrinsèque de l’acquisition
Boulouffee (1986) a avancé, dans son modèle d’apprentissage piagétien, que le processus d’équilibration entre les forces assimilatrice et accommodatrice, illustré par les différentes phrases énoncées par les apprenants, avait une motivation intrinsèque de recherche de cohérence. Cette hypothèse de moteur d’acquisition intrinsèque est aussi avancée par d’autres chercheurs. Brown et Hanlon (1979 : 50)[70] que cite Boulouffee, semblent affirmer en effet que les enfants apprenant leur langue maternelle éprouvent la même motivation : “ We suspect that the only force toward grammaticality operating on the child is the occasional mismatch between his theory of the structure of the language and the data he receives and not the child’s parents’ communication pressure and contingent approval (...)” [71]. Cette position qui minimise le rôle de l’interaction ou du feedback semble être proche de la position des chomskyens. Chez ces derniers, le postulat fort de dispositif d’acquisition du langage (Language Acquisition Device) ou celui de la grammaire universelle, ne laisse au feedback de l’interlocuteur ou à l’interaction qu’un rôle de déclencheur de développement du langage.
Avec une position conciliatrice de ces deux approches, nativistes et constructivistes, Karmiloff-Smith (1992) avance également que, dans l’acquisition de la langue maternelle, sans stimuli extérieurs, l’enfant procède à une mise en relation de connaissances jusqu’alors stockées et employées indépendamment les unes des autres, et construisent une théorie, un ensemble de connaissances cohérent et structuré. Pour l’acquisition d’une langue étrangère, Germain accorde également une plus grande importance à la motivation intrinsèque : « apprendre une L2 ne consiste pas (...) à former simplement un ensemble d’habitudes. Il s’agit d’un processus beaucoup plus complexe et créateur, davantage soumis à des mécanismes internes du sujet apprenant qu’à des influences externes » (Germain 1993 cité par Béacco 1993 : 53).
Cette position s’oppose à l’hypothèse d’un « language acquisition support system (LASS) » proposée par Bruner (dans Dausendschön-Gay et Krafft, 1990), dans laquelle le rôle de l’interaction est indispensable à l’acquisition. Même au sein des générativistes, la discussion sur le type de feedback existe. Pour ce groupe de chercheurs, l’apprenant a seulement besoin du feedback positif, de réactions centrées sur le contenu de ses énoncés. Bley-Vroman (1986) nuance cette position en proposant que les hypothèses de l’apprenant se divise en deux catégories, les unes nécessitant, pour être testées, des données négatives (dont la correction explicite est un type spécial) et les autres, des données positives. Karmiloff-Smith (1992) se situe, pour cette question de feedback, sur une position médiane entre les camps générativiste et interactionniste, en affirmant, dans le même sens, que certaines règles linguistiques, notamment phonologiques, demandent des données négatives (corrections ou feedback ne confirmant pas la production de l’enfant), et d’autres, notamment les règles morphosyntaxiques, demandent un input positif.
Nous pensons que les deux positions ne sont pas exclusives mais complémentaires, comme le montre Piaget. Pour lui, même quand une motivation externe semble jouer un rôle important dans l’acquisition, elle comporte en fait, une motivation intrinsèque : « le renforcement en apparence purement externe qui explique l’accélération de l’apprentissage de la loi [trois angles du triangle font toujours 180°, c’est-à-dire, la juxtaposition des trois morceaux découpés d’un triangle forme une demi-lune] s’accompagne en réalité d’un renforcement interne fondé sur le besoin de trouver une raison nécessaire et sur la satisfaction de trouver ou même d’entrevoir une telle raison » (Piaget 1959 : 32-33). Ce phénomène s’explique mieux encore avec son exemple de la loi de conservation : la quantité de pâte à modeler ne change pas quand le sujet transforme la pâte en forme de boulette ou en un boudin ou encore en une galette. Certains enfants commencent à nier la conservation, puis ils découvrent l’hypothèse et l’affirment par la suite de plus en plus fortement. En ce cas, selon Piaget, il n’y aucun indice extérieur observable qui permet de justifier cette supposition d’une conservation[72] et son renforcement graduel ne peut alors être attribué qu’à des « facteurs internes de cohérence ou de déductibilité » (Piaget 1959 : 31-32). Le renforcement interne est fondé sur le fait que la satisfaction du besoin n’est pas due à un succès empirique, mais bien à une réussite par rapport à l’activité déductive du sujet lui-même. Ainsi, l’acquisition résulte aussi bien des « renforcements internes liés à un plaisir fonctionnel résultant de l’activité du sujet » que « des renforcements externes, liés à une sanction de la part des faits (succès ou confirmation d’une hypothèse) » (Piaget 1959 : 31-32). Pour S. Carroll (1997), l’étude des stimuli de l’environnement de l’apprenant ne permet pas de savoir quelles propriétés sont essentielles à l’acquisition dans les stimuli linguistiques. En effet, Dausendschön-Gay (1997) a constaté des limites dans l’observation des conversations exolingues. De même, Vasseur (1991) a noté que les sollicitations de l’apprenant dans une interaction avec un natif n’ont pas toutes pour but l’apprentissage. Les différentes traces dans l’interaction qui semblent refléter le processus d’acquisition ne peuvent pas être vérifiées si l’on observe seulement les réactions externes de l’apprenant et l’input environnant. En avançant que l’input ne peut être défini à l’extérieur du système cognitif de l’apprenant, S. Carroll donne la clé de l’apprentissage à l’activité cognitive de l’apprenant, et se situe ainsi résolument dans le camp de la motivation intrinsèque.
2.2. Connaissances explicites et connaissances implicites
2.2.1. Formes anciennes de la distinction explicite/implicite
La distinction entre connaissances implicites et explicites n’est pas nouvelle. Selon Bialystok (1982a), elle a une double origine, épistémologique et psychologique. En épistémologie, c’est Polanyi qui est à l’origine d’une sorte de distinction des connaissances implicite et explicite. Nous avons déjà vu qu’il s’agissait des connaissances personnelles et des connaissances objectives dont le critère est celui de « la connaissance de la structure de cette connaissance ». La structure de la connaissance désigne, en termes psychologiques, la « forme de la représentation mentale attachée à la connaissance (information) ». Ainsi, les connaissances personnelles sont des connaissances dont la représentation mentale est opaque et les connaissances objectives, des connaissances dont la représentation mentale est transparente dans le sens d’analysé. Du point de vue de ces critères de distinction, Polanyi s’appuie davantage sur le caractère analysé de la connaissance, et dans un moindre degré, sur le caractère conscient[73].
L’origine psychologique de la distinction implicite/explicite est, selon Bialystok, issue des notions piagétiennes de connaissances figuratives et de connaissances opératoires. L’aspect figuratif des connaissances, explique Piaget (1972 : 50-51), existe quand l’objet perçu et gardé en image mentale n’a pas subi de transformations. Cet aspect caractérise, dit-il, la pensée préopératoire de l’enfant de 2 à 7 ans. Il s’observe notamment dans le jugement des enfants de cet âge quand ils voient un liquide dans un récipient versé dans un autre récipient plus étroit et plus haut et qu’ils disent, en voyant le niveau plus élevé, que la quantité du liquide est plus importante : ce jugement est basé, selon lui, uniquement sur la comparaison directe des deux configurations. L’aspect opératif de la pensée est par contre relatif aux transformations et se rapporte à tout ce qui modifie l’objet, par l’action ou les opérations. Les opérations sont, selon lui, les actions intériorisées et réversibles qui peuvent s’exécuter symboliquement et qui consistent à transformer un objet. Ainsi, après 7-8 ans, les enfants sont capables de « raisonner sur les transformations » et d’établir la relation ‘plus haut x plus mince = quantité égale’ et croient à la conservation de la quantité du liquide.
D’après la lecture que fait Bialystok de Piaget, une connaissance figurative est une « impression du monde non analysée » et « ne peut pas être utilisée pour accomplir la plupart des tâches ». Une connaissance opératoire « peut concerner la même information que la connaissance figurative » mais « peut être appliquée dans des situations variées en tant que connaissance abstraite possédant sa structure interne propre » et « la structure du système est transparente » (Piaget 1954 cité par Bialystok, 1982). L’intérêt de cette distinction de Piaget est que le critère d’analyse est pris en compte, mais également son applicabilité. Piaget note aussi explicitement la possibilité d’une identité des deux types de connaissances.
La distinction entre connaissance implicite et connaissance explicite a connu d’autres appellations dans le domaine de la recherche sur l’acquisition : à la suite des travaux de Krashen et de ses collaborateurs, qui postulent deux types de connaissances, Corder (1980d) a proposé une distinction entre la grammaire de référence, et la grammaire mentale. Il appelle grammaire de référence, la « connaissance explicite et raisonnée de la structure formelle de la langue étrangère, qui s’élabore au moyen des procédures traditionnelles de description-exemplification-exercices d’application », et à laquelle « on peut se référer consciemment et de façon délibérée lorsqu’on en éprouve le besoin » (Corder 1980d : 40). Sa grammaire mentale renvoie à « la connaissance implicite du système de la langue, acquise par un processus inconscient de traitement de données, de formation et de vérification d’hypothèses ». C’est « celle dont nous nous servons lorsque nous parlons spontanément dans la communication authentique ». Cette grammaire mentale s’acquiert de la même façon en langue étrangère qu’en langue maternelle, à travers l’activité réelle de communication, et ce, indépendamment de l’environnement et de l’âge de l’apprenant. Les critères utilisés par cet auteur sont ceux de conscience (notamment conscience du traitement) et d’analyse.
2.2.2. Pluralité des références
Nous avons vu que dans ce premier type de modèle, la distinction de types de connaissances est courante et oppose notamment la nature explicite et implicite des connaissances. Si cette distinction est usuelle, ce qui est explicite ou implicite ne semble pas identique selon des chercheurs. Schuwer Chantefort (1982 : 98) a trouvé que, par exemple, pour le terme explicite : « on donne des interprétations très variées, voire opposées ». Bailly (1980 : 118) a effectivement conclu qu’en général, ces termes sont utilisés tantôt en terme de contenu de connaissance, tantôt en termes formels. Au niveau du contenu, l’auteur relève qu’implicite est « l’équivalent de ce qui est acquis par des moyens intuitifs non exprimés », et qu’explicite est synonyme de « règle de fonctionnement, devenues conscientes et pouvant assurer ainsi, dans un cadre didactique, un ‘raccourci’ vers la compréhension ». Au niveau de la forme des connaissances, implicite est synonyme de « non formalisé, non exprimé théoriquement », et explicite signifie, inversement, « élaboré au plan du discours scientifique ou didactique abstrait ». De ces commentaires, on peut retenir trois critères qui semblent distinctifs : le caractère conscient (devenu conscient) ou inconscient des connaissances, le degré d’analyse (règle/ intuitif) et la verbalisation ou non de la connaissance (non exprimé).
Une connaissance peut être stockée dans l’une ou l’autre forme. Mais Bialystok (1982) a avancé l’hypothèse qu’une même connaissance peut être à la fois explicite et implicite. C’est le cas de connaissances explicites qui sont devenus implicites par la maîtrise du contrôle, et aussi le cas de connaissances implicites, qui sont devenues explicites par l’analyse : elles sont alors accessibles sous deux formes.
2.2.3. Connaissances explicites et implicites dans les recherches sur l’acquisition d’une langue étrangère
Dans cette partie, nous présentons une brève recension des définitions de ces sortes de connaissances proposées et utilisées par quelques auteurs, à la lumière des trois critères que nous avons dégagés ci-dessus. Frauenfelder et Porquier (1979) utilisent les critères de verbalisation et de conscience, et De Bot (1980), les critères d’analyse et de verbalisation, sans mentionner clairement la conscience qui semble liée au critère de l’analyse. Sharwood Smith (1980) emploie les critères de conscience (conscience de la connaissance), plus exactement celui du degré de conscience, ainsi que celui de l’analyse. Le critère de la verbalisation semble lié implicitement à la connaissance explicite. Bialystok (1982) est la seule à utiliser le critère d’analyse seul, et les questions de la conscience et de la verbalisation se présentent plutôt chez elle comme des caractéristiques qui découlent de l’aspect analysé.
On peut voir que, chez ces auteurs, la distinction entre les deux types de connaissances repose notamment, comme le montre le tableau suivant[74], sur le caractère analysé. Les deux autres critères, celui de la conscience et celui de la verbalisation ne sont pas toujours mentionnés.
conscience
analyse
verbalisation
Frauenfelder et al.
X
–
X
De Bot
–
X
X
Sharwood Smith
X
X
–
Bialystok 1982
–
X
–
[Tableau 2 : Critères utilisés par des auteurs pour la distinction connaissances explicites/implicites]
Dans l’usage des qualificatifs implicite et explicite, on observe le plus souvent la référence à deux critères sur trois, d’abord, le caractère analysé ou non analysé des connaissances, qui est le plus constamment mentionné par les auteurs, conjointement, suivant les auteurs, tantôt au critère de conscience, tantôt à celui de verbalisation. Par contre, Huot et Schmidt (1996) ont trouvé que, dans les recherches sur l’acquisition d’une langue étrangère, les critères utilisés sont tantôt le caractère conscient des connaissances, tantôt la capacité de l’apprenant à les verbaliser. Cette tendance quelque peu divergente confirme néanmoins que les auteurs mettent l’accent en général sur deux des trois aspects des connaissances.
2.2.4. Critiques et discussions
2.2.4.1. Distinction comme non opératoire
Outre la critique du fait que la distinction entre les connaissances implicites et explicites est ambiguë (elle désigne tantôt le contenu, tantôt la forme des connaissances), Schuwer Chantefort (1982) critique le caractère non opératoire de cette distinction : selon cet auteur, il est très difficile, voire impossible de les différencier très précisément. De plus, l’auteur dit que cette distinction ne rend pas compte des activités épilinguistiques et métalinguistiques des apprenants.
Nous adoptons la position de Bialystok et distinguons les connaissances implicites et explicites par le seul trait de l’analysé, car il nous semble que l’on peut être conscient d’une connaissance quel que soit son degré d’explicite. Ainsi, les activités métalinguistiques et épilinguistiques dont la distinction repose principalement sur le caractère conscient peuvent porter sur les deux types de connaissances.
2.2.4.2. Interaction entre les connaissances explicites et implicites
Même s’il n’a pas utilisé les termes implicite et explicite, Krashen s’oppose à l’interaction des connaissances provenant de l’acquisition et de l’apprentissage (learning). C’est précisément cet aspect qui a été beaucoup critiqué dans ses hypothèses. Nous nous situons dans le camp de la possibilité d’interaction, observable sous deux aspects du processus d’appropriation, synchronique et diachronique. Bailly (1980 : 118) disait que « tous les auteurs s’accordent à reconnaître l’interaction constante, voire même l’indissociabilité partielle, des connaissances implicite et explicite dans les divers processus d’acquisition d’une langue étrangère ». Cette indissociabilité des deux types de connaissances réside dans le fait qu’entre les cas extrêmes, facilement reconnaissables comme connaissances implicites ou explicites, il existe des mixtes qui montrent que « ces deux types de connaissances existent au moins dans un continuum » (Frauenfelder et al. 1980 : 55 cités par Schmidt, 1990). Ces cas mixtes correspondent, pour nous, à des connaissances de règles dont les propriétés et les contraintes ne sont pas complètement analysées, mais qui sont utilisées par l’apprenant. L’existence de règles à mi-chemin entre implicite et explicite à un moment donné de l’apprentissage reflètent l’interaction entre types de connaissance, vu du point de vue synchronique. Du point de vue diachronique, l’interaction correspond à l’évolution des connaissances vers davantage d’analyse et moins de contrôle, transformant ainsi leur nature.
2.2.4.3. Identification des connaissances implicites et explicites
Dans une investigation qui part de cette distinction, se pose le problème de l’identification des données de production relevant de connaissances implicites ou explicites. Noyau a proposé d’identifier la connaissance implicite, telle que manifestée par les productions spontanées (1980b). Faerch (1986) suggère que la distinction nécessite d’une part, la prise en compte de la production et d’autre part, la connaissance et la verbalisation des règles :
Pôle implicite Pôle explicite
Utilisation de règle sans réfléchir sur cette règle
Possibilité de décision d’acceptabilité du point de vue de la règle
Description de la règle avec ses propres mots
Description de la règle
en termes métalinguistiques
[Figure 3 : Manifestations des connaissances implicites et explicites dans un continuum, d’après Faerch 1986 cité par Bange, 1999]
2.3. Notion de conscience et d’apprentissage conscient vs. apprentissage inconscient
La notion de conscience est indispensable à la discussion sur le procès d’appropriation. Critiquée par les béhavioristes (cf. Schmidt, 1990), elle sert, en psycholinguistique, à fédérer diverses notions : « (...) it ties together such related concepts as attention, short time memory, control vs. automatic processing, and serial vs. parallel processing[75] » (Schmidt 1990 : 131).
2.3.1. Controverse sur l’utilisation de la notion de conscience
Dans la recherche sur l’acquisition d’une langue étrangère, certains continuent de critiquer cette notion. Pour d’autres, le caractère conscient d’une activité est considéré comme nécessaire afin de répondre à un certain nombre de questions qu’on ne pourrait pas résoudre autrement (Schmidt, 1990). Le caractère conscient, notamment de l’activité métalinguistique semble, pour Klein et Py (cités par Véronique, 1994), une variable susceptible d’expliquer le procès d’appropriation de la langue étrangère. Il permettrait aussi, pour Mittner et Kahn (1982), de définir des itinéraires d’acquisition et la rapidité de cette acquisition.
Il nous semble en effet qu’on ne peut pas éviter cette notion de conscience dans le domaine de l’acquisition d’une langue. On y a recours implicitement ou explicitement lorsque l’on parle d’activités et de connaissances métalinguistiques, de stratégies, d’attention et de contrôle. La critique et la méfiance envers cette notion pourraient provenir des acceptions variées que peut prendre le terme.
2.3.2. Diversité des acceptions de la notion de conscience
De nombreux termes sont utilisés dans la recherche de l’acquisition d’une langue étrangère, qui renvoient plus ou moins explicitement à la notion de conscience (prise de conscience, focalisation, attention, intention, réflexion, analyse, activité métalinguistique, formation et test d’hypothèses…). Ces termes peuvent relever de différents niveaux de conscience, allant d’une simple prise de conscience à la conceptualisation ou à la métacognition (conscience de ses propres activités cognitives).
Schmidt (1990) a relevé trois principales sources de références. Selon lui, le terme conscience s’emploie souvent comme prise de conscience (ou conscience de, perception de) (awareness) ou comme intention, et aussi comme connaissance (knowledge). Dans ses études ultérieures (Huot et Schmidt, 1996), ces distinctions ont été enrichies par l’introduction de deux autres acceptions psycholinguistiques comme celles d’attention et de contrôle.
Dans l’acception de prise de conscience, selon Schmidt (1990), de nombreux auteurs distinguent encore plusieurs niveaux. Parmi eux, cet auteur en relève trois, le niveau de la perception (pas forcément consciente), celui de la prise en compte (noticing ou focal awareness) qui est indispensable, pour Schmidt, pour qu’il y ait acquisition, et le niveau de la compréhension (understanding) qui est celui de la « reconnaissance d’un principe général, d’une règle ou d’un ‘pattern’ » (Schmidt 1995 cité par Huot et Schmidt, 1996). Ces niveaux nous rappellent les degrés différents d’intégration dont parlait Noyau (1980b).
Ces différentes acceptions du terme conscience portent sur la conscience qu’a un apprenant de l’objet d’apprentissage. Mais la conscience peut également porter sur ce qu’il (en) fait. Schmidt les nomme respectivement conscience et auto-conscience.
On peut présenter d’une autre manière ces différentes références, en les articulant sur trois axes :
1) l’axe de la conscience et de l’auto-conscience : on peut être conscient par rapport à un objet langagier (noticing ou focal awareness), ou par rapport à ce qu’on fait soi-même avec cet objet (awareness).
2) l’axe du moment de (prise de) conscience : on peut prendre conscience ou être conscient d’un fait linguistique lors de l’input (noticing) ou lors de la production (control), ou encore, en dehors de la situation de communication. Ce dernier cas relève du niveau de la compréhension et de celui des connaissances.
3) l’axe de degré d’analyse : on peut juste sentir, par exemple, une différence superficielle entre deux sons au niveau de la perception, ou on peut connaître la différence et savoir où elle se trouve, et savoir les différencier en production et en réception. On peut aussi formuler les règles de fonctionnement et les verbaliser. Il s’agit de la dimension allant de la prise en compte à la compréhension. Cette dimension qui nous intéresse particulièrement correspond, chez Schmidt, à l’acception de conscience comme prise de conscience.
2.3.3. Apprentissage conscient vs. Apprentissage inconscient
En relation avec les diverses acceptions du terme conscience, l’opposition entre l’apprentissage conscient et l’apprentissage inconscient peut correspondre à autant de formes opposées d’apprentissage, comme le tableau suivant l’indique :
Conscience comme
Apprentissage conscient
Apprentissage inconscient
Intention
Apprentissage avec plans
délibérés
Apprentissage non intentionnel, incident
Attention
Acquisition avec attention sélective
Acquisition avec attention périphérique
Contrôle
Acquisition avec contrôle conscient sur la construction de connaissances et sur la mise en oeuvre des connaissances
Acquisition sans contrôle sur la construction de connaissances et sur la mise en oeuvre des connaissances
Prise de conscience
Perception
Acquisition avec perception consciente
Acquisition avec perception inconsciente
Prise en compte (noticing)
Acquisition avec enregistrement conscient d’un événement
Acquisition avec enregistrement inconscient d’un événement
Compréhension
Acquisition avec induction consciente de règles
Acquisition avec induction inconsciente de règles
[Tableau 3 : Apprentissage conscient et inconscient selon les différentes acceptions de conscience, d’après Schmidt 1990]
En général, quand on parle d’apprentissage conscient et inconscient, on se réfère principalement à deux types d’acquisition, d’une part à l’opposition apprentissage intentionnel / apprentissage incident, et d’autre part à celle apprentissage conscient / non conscient dans ses différents traitements perceptifs et cognitifs (perception, attention, contrôle, enregistrement, induction de règles). Dans cette seconde acception, on envisage l’apprentissage conscient et inconscient du point de vue du traitement cognitif. Ces deux groupes d’oppositions (intentionnel-incident et autour du traitement cognitif) sont souvent reprises dans l’opposition entre apprentissage implicite et apprentissage explicite, qui sera discutée au chapitre suivant. Quand nous disons que l’apprenant déploie une activité métalinguistique, avec la notion de conscience qu’elle implique, cela peut signifier tout d’abord qu’il porte attention ou qu’il enregistre, ou qu’il contrôle, ou encore qu’il induit des régularités, et ce consciemment et, secondairement, qu’il le fait intentionnellement.
3. Conclusion
Dans ce type de modèles constitués de trois éléments fondamentaux (input, traitement et connaissance, output), les processus d’apprentissages sont décrits de la façon suivante : parmi les données linguistiques auxquelles est exposé l’apprenant, il saisit certaines données (intake) puis celles-ci font l’objet de formation d’hypothèses et de test sur leurs diverses propriétés (par feedback de l’interlocuteur ou par la présence réitérée dans l’input) et finalement, elles prennent place dans le système de connaissances (intégration). Cette intégration peut ne causer aucun changement du système ou du saisi lui-même. Mais elle peut demander des ajustements entre le saisi et les connaissances déjà acquises (assimilation, accommodation). Ces ajustements et réajustements peuvent avoir lieu immédiatement ou d’une façon différée, en produisant une éventuelle restructuration des connaissances stabilisées. Lors de l’intégration simple ou de la restructuration, et à l’aide des effets de l’output, les connaissances linguistiques, initialement de nature implicite ou explicite peuvent devenir respectivement explicite ou implicite. Ainsi les quatre instances que nous avons relevés, intake, intégration dans les connaissances, changement de nature de connaissances, et output, constituent des moments dans le processus de l’apprentissage, durant lesquels peuvent intervenir des activités métalinguistiques de l’apprenant.
Parmi ces instances, celle qui est la moins affectée par les activités métalinguistiques semble être celle de l’intégration (hypothèse s’intégrant comme connaissance). Par contre, le lieu où le rôle de l’activité métalinguistique qui nous semble le plus important dans l’acquisition par l’adulte est le changement de nature des connaissances, en particulier, la transformation d’une connaissance implicite en connaissance explicite, lors du transfert du saisi en connaissances et lors de la restructuration des connaissances. Il en résulte une meilleure compréhension d’un phénomène linguistique et une capacité plus étendue d’utilisation en production et en compréhension.
Contrairement à l’intake, la transformation de nature de la connaissance (d’explicite à implicite et inversement), nous semble un travail de longue haleine, du fait de la discontinuité de la réflexion métalinguistique et de sa variabilité selon de nombreux facteurs comme l’environnement, le type d’input ou le type d’activités linguistiques. La caractérisation de la tâche d’apprentissage d’une langue étrangère comme un « travail long et laborieux » (Klein, 1989), nous semble bien caractériser cette demande d’activité métalinguistique continue et importante.
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