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Université de Paris III – Sorbonne Nouvelle


Marges Linguistiques, n° 4, novembre 2002, pp. 101-122



Modes d’apprentissage des phénomènes d'aspect

par des apprenants de français langue étrangère

 

KIM Jin-Ok

Université de Paris III - DELCA

Résumé :

Nous envisageons ici l’acquisition des phénomènes d'aspect liés au passé composé et à l'imparfait du français par des apprenants coréens, en terme des deux modes d’apprentissage, implicite, explicite, souvent discutés en psychologie cognitive. Selon certaines expérimentations, la catégorie grammaticale de l'aspect demanderait le mode implicite pour être acquis à cause de sa complexité. L’observation longitudinale de commentaires métalinguistiques de trois apprenantes coréennes sur trois sous-objets aspectuels (type de procès du verbe, relation d’inclusion entre deux procès, bornage de l’intervalle) nous amène à penser que l'acquisition de ces phénomènes aspectuels consiste à acquérir de nouvelles catégories dont l’acquisition nécessite un traitement conscient de la part de l'apprenant. Ce qui semble plaider pour un enseignement formel ou informel et non pour le simple contact avec les données linguistiques.

Abstract :

The acquisition of aspectual phenomena linked to two French past times « passé composé » and « imparfait » by Korean learners is viewed in this paper in terms of two learning modes, implicit and explicit, often discussed in cognitive psychology. According to researchers, the intervention of one of these modes depends on different features of the learning object, such as its complexity or the number of variables to handle. Several experiments have shown that the acquisition of aspect would call for the implicit mode. The longitudinal observation of three Korean learners' metalinguistic comments on three aspectual sub-objects (lexical aspect, inclusion relation between two events, boundary marking of an interval) leads us to consider that the acquisition of these aspectual phenomena consists in new categories acquisition, which needs a conscious treatment by learners. This therefore argues that a formal or informal teaching is necessary and not only simple linguistic input.

0. Introduction

Dans cet article, nous nous proposons d’envisager l’acquisition de la grammaire d’une langue étrangère par l’adulte du point de vue cognitif, en terme de deux modes d’apprentissage, implicite, explicite, thème souvent abordé en psychologie cognitive. Dans cette discipline[1], ces modes d’apprentissage internes humains ont des appellations différentes comme apprentissage conscient/inconscient, intentionnel/incident ou automatique, mode-U (unselectif)/mode-S (selectif). L’apprentissage implicite désigne l’apprentissage sans utilisation de stratégies conscientes analytiques (Berry, 1994) ou en l’absence d’attention (Hulstijn, 1990). Et l’apprentissage explicite désigne l’apprentissage avec l’usage de stratégies délibérées comme la formation et le test d’hypothèses (Berry, 1994).

Dans ce cadre, la catégorie grammaticale d’aspect est considérée comme difficile à acquérir, de par les relations non univoques entre les formes et les valeurs qu’elle organise, et de par son large contexte d’application. Pour ces raisons, elle peut rentrer dans la catégorie de règles grammaticales qui sont acquises sur le mode implicite. Nous nous proposons d’étudier cette question et nous tenterons d’apporter quelques éléments de réponse en nous intéressant à l’acquisition de phénomènes d’aspect français par des apprenants coréens adultes. Nous observerons plus spécialement l’acquisition de quelques valeurs aspecto-temporelles liées au passé composé et à l’imparfait, à travers les commentaires métalinguistiques recueillis auprès de trois apprenantes, en deux fois, suivant un exercice portant sur le choix des temps verbaux.

1. Deux modes d’apprentissage en psychologie cognitive

Berry et Broadbent (in Schmidt 1994[2]) observent deux modes d’apprentissage chez les sujets étudiés dans leurs expérimentations sur le processus d’acquisition des règles régissant les variables :

- Le « U-mode », l’apprentissage non-sélectif, a lieu quand le sujet observe des variables d’une façon non sélective et stocke inconsciemment toutes les circonstances. Dans ce mode, les facteurs pertinents et non pertinents sont mémorisés indifféremment. Après de nombreuses expériences de co-présence des variables, le sujet retient un bon nombre de relations condition-action qui assurent la performance efficace ;

- Le « S-mode », l’apprentissage sélectif, a lieu quand le sujet sélectionne quelques variables clés et mémorise les circonstances liées seulement à ces variables. Une fois les variables correctes sélectionnées, ce mode est rapide et efficace. Étant donné le faible nombre de relations impliquées, la connaissance acquise par ce mode peut être explicitée. Ce mode semble impliqué en général dans des situations de résolution de problème, dans l’évaluation d’hypothèses explicites et l’application de règles et dans certains autres processus conscients similaires.

Le recours à l’un ou l’autre mode peut être un choix délibéré des sujets. Mais avant cela, l’existence des deux modes dans toute situation d’apprentissage nous semble d’abord une conséquence logique résultant des contraintes du système de traitement cognitif : les ressources attentionnelles allouées à la « mémoire de travail[3] » et au traitement contrôlé que nécessite l’apprentissage étant limitées, le sujet ne peut pas analyser à la fois toutes les données auxquelles il est exposé. Une sélection sera opérée, qu’elle soit intentionnelle ou non intentionnelle. Les données non sélectionnées peuvent ainsi faire l’objet de l’attention ou du traitement périphérique, non focalisé, qui relèveront du mode implicite. L’existence du mode implicite est donc une évidence du fait même du fonctionnement cognitif.

Les discussions sur les deux modes d’apprentissage en psychologie cognitive portent plutôt sur leur intervention en fonction des types d’objet d’apprentissage, leur complexité, le nombre des variables à traiter. Dans ces discussions, deux positions animent le débat et s’accordent pour dire que l’objet simple appelle le mode explicite : la simplicité peut être le caractère logique de la règle (Mathews et al., in Schmidt), la facilité de reconnaissance des catégories auxquelles se réfèrent les règles (Green et Hecht, in Schmidt) ou le contexte étroit dont dépendent les règles (R. Ellis, 1994). Mais les tenants des deux positions divergent sur la relation entre l’objet d’apprentissage complexe et le mode implicite. La première position avance que l’objet complexe appelle le mode implicite. La seconde position s’est constituée par réaction à la première : ses tenants critiquent notamment l’interprétation des résultats d’expérimentations en faveur du mode implicite.

1.1. Objet d’apprentissage complexe et mode implicite

Reber (in Schmidt) est le représentant de cette position implicite, en avançant que, face à un objet d’apprentissage complexe, l’être humain déploie le mode implicite. Il se base sur les expérimentations sur l’acquisition d’une grammaire artificielle miniature qu’il conduit depuis les années soixante. Il observe que les apprenants à qui on a présenté des échantillons de chaînes de caractères de cette langue ont acquis les règles sous-jacentes de compositions de caractères, car ils sont capables, lors d’un test après la phase d’entraînement, de distinguer les bons et les mauvais échantillons. Il avance que le processus impliqué dans cet apprentissage est un processus non intentionnel qui relève de l’induction inconsciente. De plus, pour lui, le produit de l’apprentissage (règles de composition de caractères) est aussi inconscient et sert de base pour les jugements intuitifs et non déductifs. L’auteur se base sur le fait que les apprenants sont capables d’appliquer les règles sous-jacentes sur de nouveaux exemples, mais qu’ils sont incapables de verbaliser ces règles. Il en conclut que l’apprentissage implicite intervient dans l’apprentissage d’un objet complexe, et que le produit de l’apprentissage implicite est une abstraction inconsciente, car les règles acquises sont généralisées sur des nouvelles chaînes de caractères inconnues. Il ajoute que ce système d’induction implicite est plus ancien du point de vue de l’évolution des capacités cognitives de l’être humain (Winter et Reber, 1994) et plus robuste que les processus cognitifs conscients comme résolution de problème et comme élaboration de décisions.

1.2. Objet d’apprentissage complexe et mode explicite

Cette conclusion est critiquée sur plusieurs points par d’autres expérimentations qui montrent l’intervention du mode explicite. En ce qui concerne le caractère inconscient et donc non verbalisable des règles acquises, Dulany, Carlson et Dewey (in Schmidt) apportent une observation contraire. Ils montent une expérimentation avec le même type de tâche où ils demandent aux participants de verbaliser les raisons pour lesquelles ils ont rejeté des chaînes de caractères non grammaticales. Leurs verbalisations ont montré qu’ils avaient des règles personnelles conscientes, même si elles sont plus réduites que les règles qui régissaient les chaînes de caractères présentées. Et ce sont ces règles personnelles qui avaient fondé leurs jugements de grammaticalité sur des nouvelles chaînes de caractères. Robinson (1996), dans ses expériences combinant la complexité de règles et les conditions d’apprentissage (exposition aux exemples seuls, exposition aux règles explicites seules, exposition à l’application de règles, consigne de recherche de règles), a constaté également que, dans toutes ces conditions, l’apprentissage a eu lieu comme conséquence de processus conscients, dont le degré variait selon les tâches.

En ce qui concerne l’« abstraction inconsciente », Schmidt présente des expérimentations qui fournissent des résultats différents, indiquant que ce qui est acquis ne sont pas des règles abstraites en soi, mais des connaissances plus concrètes, en particulier, des connaissances de vraisemblance de groupes de lettres spécifiques dans les chaînes grammaticales. L’avis de Perruchet et de Pacteau (in Schmidt) vient étayer cette position : selon ces auteurs, l’abstraction est exclusivement associée à des fonctions cognitives conscientes comme le raisonnement logique.

La non-intentionnalité de recherche de règles, l’incapacité de verbalisation, ainsi que la robustesse du mode implicite avancées par Reber se heurtent également à des observations contraires. Dans d’autres expérimentations d’apprentissage d’une langue artificielle ou d’une langue réelle que cite Berry (1994), et dans celles de Robinson (1996) qui compare l’effet de contextes différents (exposition aux exemples seuls, exposition aux règles explicites seules, exposition à l’application de règles, consigne de recherche de règles) sur l’apprentissage, les auteurs observent bel et bien la recherche de règles chez les sujets du « groupe du contexte implicite » et leur capacité de verbaliser certaines règles, ainsi que la non supériorité du contexte implicite dans le résultat d’apprentissage. Selon Schmidt, le défaut  des expérimentations aboutissant à l’induction inconsciente consiste à sous-estimer les acquis conscients des apprenants et à surestimer ce qu’ils savent inconsciemment.

Outre ces critiques sur l’interprétation des résultats, la méthode d’élaboration d’expérimentations est également critiquée. A la manière de Truscott (1998) qui remet en cause l’élaboration d’expérimentations portant sur le rôle de l’attention focalisée (noticing) dans l’acquisition d’une langue étrangère, Schmidt conclut que le point le plus faible de tous les arguments pour l’apprentissage implicite est qu’ils se basent presque exclusivement sur la dissociation entre ce que peuvent verbaliser les apprenants et ce qu’ils semblent savoir après l’exposition à l’input. Pour lui, il faudrait des recherches longitudinales dans lesquelles l’on observerait à la fois le développement de la compétence linguistique et la conscience (awarness) de l’apprenant, afin de savoir si la restructuration dans la grammaire sous-jacente de l’apprenant est liée à des changements conscients, ou si la restructuration se produit indépendamment de la réflexion consciente sur la langue cible.

Ces observations conduisent les tenants de cette position à caractériser autrement le mode implicite. Pour Perruchet et Pacteau (in Schmidt), l’apprentissage implicite est basé sur l’accumulation graduelle des informations en fonction de leur fréquence, et Hayes et Broadbent (in Schmidt), ainsi que Lewicki (in Schmidt) suggèrent que l’apprentissage implicite devrait être vu comme une forme complexe, covariationnelle de comptage de fréquence. De même, Mathews et al. (in Schmidt) considèrent que l’apprentissage implicite est un processus automatique, basé sur la mémoire, qui détecte des configurations de ressemblances entre exemples et qui se met en place par des mécanismes similaires à ceux utilisés dans les modèles connexionnistes.

2. Acquisition d’une langue étrangère et les deux modes d’apprentissage

Le débat sur ces deux modes d’apprentissage généraux en psychologie cognitive trouve un écho naturel dans le domaine de l’appropriation d’une langue étrangère. Dans ce domaine, le problème des deux modes nous semble se poser en termes d’attention focalisée et d’induction consciente des régularités de la langue cible.

2.1. Acquisition d’une langue étrangère et mode implicite

Le mode implicite, sous forme d’induction inconsciente est en général considéré comme ayant lieu dans l’acquisition de la langue première, notamment par les générativistes. Mais les tenants du mode implicite avancent que ce processus est également valable pour l’appropriation d’une langue étrangère : l’apprenant acquiert la langue cible sans qu’il porte une attention focalisée sur la forme ou sans qu’il en soit conscient et quand il porte son attention sur le sens. Avec Krashen (1981, 1983) qui plaide pour la primauté du mode implicite et son application dans la classe d’une langue, des linguistes chomkyens innéistes suivent cette position. Certains auteurs pensent que le mode implicite, sous forme d’induction inconsciente, est le processus central dans l’acquisition de la langue étrangère par l’adulte (cf. Seliger, 1983). Ainsi, pour Eubank et White (in Schmidt), l’apprenant construit inconsciemment une théorie de la langue cible qu’il apprend, qui est d’ailleurs très proche de celle que le linguiste construit par l’analyse consciente.

D’autres admettent l’existence des deux modes, mais limitent l’importance du mode explicite. Ainsi, tout en caractérisant le processus d’apprentissage d’une langue étrangère par l’adulte par l’induction consciente, certains disent que ce mode est inférieur à la capacité innée d’acquisition langagière dont l’adulte dispose toujours (cf. Felix in Schmidt). De même, Corder (1980), qui distingue, à la suite de Krashen, deux systèmes de connaissances chez l’apprenant, la « grammaire mentale » et la « grammaire de référence »[4], avance que, lorsque l’apprenant parle en langue cible, il puise ses connaissances dans sa « grammaire mentale ». Car c’est celle-ci, selon lui, « dont nous nous servons lorsque nous parlons spontanément dans la communication authentique ».

2.2. Acquisition d’une langue étrangère et mode explicite

Pour d’autres, pour qu’il y ait acquisition, il faut que l’apprenant porte une attention sélective sur la langue cible. L’attention est nécessaire pour qu’un élément de l’input devienne intake qui est le point de départ de l’acquisition. Schmidt (1990) est le représentant de cette position avec son « principe de notation de l’écart (notice the gap principle)[5] », principe qu’il a dégagé à partir de sa propre expérience d’apprentissage du portugais du Brésil : l’acquisition aura lieu quand l’apprenant comparera consciemment le décalage entre ce qu’il entend et ce qu’il produit lui-même en langue étrangère (Huot et Schmidt, 1996) et cette comparaison du décalage est possible quand une forme fait l’objet d’une attention focalisée.

La nécessité de l’attention focalisée ou de l’induction consciente face à un input « naturel » est également valable sur un input grammatical auquel l’apprenant est souvent exposé dans un milieu guidé. Selon Bange (1999), le rapport entre les règles grammaticales et la performance de l’apprenant ne fait non seulement pas l’objet d’une réflexion, et de plus, quand c’est le cas, n’est pas toujours pensé en termes adéquats. Comme il le dit, pour que les règles de grammaires enseignées se manifestent comme performance chez l’apprenant, il faut que ces règles descriptives et établies par un observateur externe deviennent d’abord les « règles internes », les « règles de production » de l’apprenant. Le chemin à parcourir peut se décrire, dit Bange, par le modèle d’acquisition d’une compétence d’Anderson[6], constituée de trois phases, « phase cognitive », « phase associative », et « phase autonome ». Dans la « phase cognitive », les règles enseignées font d’abord l’objet d’un « encodage déclaratif » par l’apprenant qui met en mémoire des faits importants pour la compétence à construire, relevés par analogie ou inférence, et qui sont mis en relation avec le problème actuel. Dans la « phase associative », étape initiale de ce processus de procéduralisation, la compréhension du problème est améliorée et une procédure satisfaisante d’exécution de l’action est établie. C’est dans cette phase que les « règles de production » prennent forme. C’est également dans cette étape que, dit Bange, « l’activité métalinguistique et métacognitive et le traitement élaboratif, tout autant que la prise de conscience en elle-même, contribuent à l’efficacité et à la durabilité de l’appropriation ». La « phase autonome » est une phase où la procédure devient de plus en plus automatique, en demandant de moins en moins de ressources attentionnelles.

Selon cette position, quel que soit le type d’input, « naturel » ou grammatical, le mode explicite est toujours présent et nécessaire dans le processus d’appropriation d’une langue étrangère. 

3. Acquisition de l’aspect lié au passé composé et à l’imparfait en français par des apprenants coréens : dispositif de l’enquête

Nous allons observer dans cette étude longitudinale comment se manifestent les deux modes d’apprentissage dans l’acquisition des valeurs des deux temps chez trois apprenantes coréennes de français (Kang, Lee, Kim). Les données que nous nous proposons d’examiner sont des verbalisations métalinguistiques recueillies deux fois, à l’intervalle de deux ans et demi en moyenne, sur un support d’exercice à trou[7].

3.1. Informatrices et leurs profils

Le choix de nos trois apprenantes s’est effectué naturellement selon leur disponibilité et leur bonne volonté, parmi les cinq apprenants initiaux qui ont été suivis entre un an et un an et demi.

Lors des premières verbalisations, Lee et Kang avaient vingt-quatre ans et Kim, trente trois ans. La durée de leur séjour en France à ce moment-là est similaire, entre quinze à dix-huit mois. Par contre, Lee et Kang ont appris le français essentiellement en France durant plus d’un an environ, alors que Kim l’avait appris en Corée durant six ans, et en France, pendant huit mois. Au moment du premier entretien métalinguistique, toutes trois faisaient des études, Lee et Kang, dans une école privée, et Kim, à l’université en troisième cycle. Lors du second entretien, en moyenne deux ans et demi après, Lee fréquente une autre école privée, Kang fait des études de troisième cycle à l’université en province, et Kim continue ses études de troisième cycle à l’université, en s’étant, entre temps, mariée et ayant eu d’un enfant.

3.2. Circonstances et intervalle des deux entretiens

Les premières interactions avec nos apprenantes autour de l’exercice à trou ont eu lieu en français, dans le cadre de la pré-enquête, dans la phase de recherche de l’objet d’observation, avec cinq personnes. Par la suite, le choix des phénomènes d’aspect étant choisi comme thème de recherche, il nous a paru intéressant d’intégrer ces données déjà recueillies pour une étude longitudinale. Les secondes épreuves se sont déroulées avec les trois personnes qui étaient disponibles à ce moment-là, et en coréen, pour permettre aux informatrices de mieux s’exprimer, ce qui nous intéressait étant le contenu de leurs verbalisations. L’intervalle de deux ans et demi est la conséquence de ces étapes de nos recherches.

3.3. Choix de l’exercice à trou et de la tâche de verbalisations métalinguistiques

L’origine du choix de l’exercice à trou remonte à l’interaction avec Kim dans la période de la pré-enquête durant laquelle des thèmes de difficultés d’apprentissage de français, de contenus de cours de français suivis étaient abordés. C’est dans ce contexte que Kim a parlé à l’enquêtrice d’un petit test sur le passé composé et l’imparfait, sous forme d’exercice à trou, dans son cours de français de remise à niveau pour étudiants étrangers de l’université de Paris III. L’enquêtrice, intéressée par les interrogations de Kim sur les phénomènes traités dans l’exercice, lui propose de le regarder et de discuter ensemble et elle réitère cette tâche avec les autres informateurs.

Au départ, la discussion de nature métalinguistique a été proposée par l’enquêtrice parce que d’une part, elle était intéressée à savoir ce que pensaient les informatrices sur l’emploi des deux temps passés. Et d’autre part, elle jugeait que les informatrices étaient capables d’aborder un tel sujet et de s’exprimer en français, de par la méthode d’apprentissage de type traditionnelle à laquelle sont habituées les apprenants coréens en général, et de par des conversations métalinguistiques durant la période de la pré-enquête. La tâche de verbalisations métalinguistiques en vue de l’accès aux connaissances des apprenants est une tâche tout à fait possible avec des apprenants scolarisés et ayant eu une expérience d’apprentissage formel de la langue cible.

3.4. Circonstances des verbalisations

L’enquêtrice annonce après une conversation libre qui constitue toujours la première partie de l’entretien, qu’elles allaient faire, dans la seconde partie, un exercice à trou sur les temps passés. L’exercice est constitué de six situations, présentées en phrases isolées ou en petits récits. La consigne était de choisir le passé composé ou l’imparfait pour les verbes mis entre parenthèses à l’infinitif. Une fois que les choix de temps sont effectués en même temps que la lecture à haute voix, l’enquêtrice demande, pour chacun de ces verbes, les raisons du choix et un avis sur l’emploi de l’autre forme non choisie.

Dans le premier entretien, l’enquêtrice intervient comme dans une discussion normale, puisqu’il s’agissait d’une pré-enquête, en faisant néanmoins attention à ne pas transformer l’entretien en une leçon de français. Les secondes verbalisations se sont déroulées après une longue absence d’entretien (entre vingt et vingt-sept mois) avec les apprenantes. Pour ce second entretien, les apprenantes étaient au courant de la tâche. Comme dans le premier entretien, une conversation informelle en français a précédé l’entretien métalinguistique qui, cette fois-ci, a eu lieu en coréen. A la différence du premier entretien, l’enquêtrice demande aux apprenantes de verbaliser leurs connaissances sur le passé composé et l’imparfait avant l’exercice, et le clôt également en demandant des commentaires après coup.

3.5. Objets d’observation

Les valeurs aspecto-temporelles véhiculées par le passé composé et l’imparfait sont nombreuses et nous nous intéresserons en particulier aux trois types de phénomènes qui semblent problématiques chez nos apprenantes : i) le type de procès du verbe, ii) la relation d’inclusion des aires temporelles du passé composé et de l’imparfait, et iii) le bornage de l’intervalle sous-tendu par le passé composé.

Ces trois phénomènes sont traités dans de nombreuses recherches sur l’aspect. Pour le type de procès du verbe, pour lequel on dispose d’autres appellations comme aspect lexical[8], Aktionsart, mode d’action ou sémantisme du verbe, Vendler (1967) classifie les situations verbales en quatre types : état (loving), activité (running), accomplissement (verbes téliques non ponctuels[9] comme drawing a circle), achèvement (verbes téliques ponctuels comme winning a race). Klein (1994) distingue les situations à 0 état (The book was in Russian), à 1 état (A man was lying on the floor), et à 2 états (John opened the window). Kihlstedt (1998), elle, propose un classement basé sur celui de Vendler, parlant de trait transitionnel[10] à la place de trait momentané : verbes d’état, verbes d’activité, « verbes téliques bornés » contenant une fin sans changement d’état (ex. dire), et « verbes téliques transitionnels » contenant deux états, « un état antérieur à la réalisation du procès (état A) et un état résultant postérieur à celui-ci (état B), séparés d’une transition (ex. sortir, atteindre le sommet). Nous adopterons le classement de Kihlstedt.

Pour le phénomène d’« inclusion entre intervalles », nous nous sommes inspirés des travaux de plusieurs chercheurs. Dans sa définition des relations de contact possibles entre deux intervalles, « moment en question » et « moment de la situation », Noyau (1991) parle de l’inclusion : le « moment de la situation » peut être « inclus dans » ou se trouver « à l’intérieur de » l’autre ou, inversement, inclure l’autre. De même, en parlant des relations entre « topic time » et « time of situation », Klein (1994) dit que les langues n’expriment pas toutes les possibilités des relations, mais en choisissent certaines. Il parle de trois possibilités majeures : i) le temps de la situation inclut complètement le temps topique ; ii) le temps de la situation inclut partiellement le temps topique ; iii) le temps de la situation exclut le temps topique. Kihlstedt (1998), elle, dit être inspirée de Combettes et al. (1993) et parle pour ces relations, de « chevauchement », de « recouvrement total », ainsi que d’« inclusion partielle ou totale ». L’inclusion dont parle également Vet (1980)[11] est une des relations courante et grammaticalement marquée en français.

Pour le phénomène de « bornage de l’intervalle », nous nous sommes également inspiré des travaux de divers auteurs. L’aspect imperfectif et l’aspect perfectif peuvent être décrits par le rapport d’inclusion (Noyau, 1991, Klein, 1994) selon que le « moment de la situation » (chez Noyau) ou « time of situation » (chez Klein) soit incluant (imperfectif) ou inclus (perfectif). Et l’opposition peut également se caractériser en terme des bornes, comme le montrent les explications générales pour l’aspect imperfectif (« événement dont on n’envisage pas les bornes »), et pour l’aspect perfectif (« événement vu comme un tout »). Noyau (ibid.) parle de « clôture » de l’intervalle, comme caractéristique interne d’une situation. Et Combettes et al. (1993) considèrent cette question de « clôture » comme constituant l’opposition entre « vision bornée » et « vision non bornée », l’une des deux oppositions aspectuelles « les plus nettement et habituellement reconnues », avec celle entre « accompli » et « non-accompli ». Cintas et Desclées (in Combettes et al. ibid.) prennent également l’ouverture ou la clôture des deux bornes de l’intervalle comme critères de distinction des trois concepts fondamentaux qu’ils proposent pour modéliser les principales valeurs sémantiques des « temps » : état, événement, et processus[12]. La pertinence de ce trait dans l’emploi du passé composé et de l’imparfait nous a amené à le mettre en avant en le considérant comme un des premiers lieux d’observation de l’attention de nos informatrices.

3.6. Traitement des verbalisations

Le traitement des données de verbalisations consiste d’une part, à identifier les différents types d’analyses qu’effectuent nos apprenantes tels qu’ils se manifestent dans leurs verbalisations, et d’autre part, à observer le changement d’analyse éventuel pour les mêmes verbes observés sur les deux entretiens. La corrélation éventuelle entre l’analyse déployée et le choix de temps verbal constituera un élément de réponse à notre question sur le rôle du traitement contrôlé dans l’appropriation d’un objet complexe en langue étrangère.

3.6.1. Identification des analyses des apprenantes

Nous proposons un exemple de notre procédé d’identification. Par exemple, pour le verbe accompagner dans Je lai accompagné à la gare[13], dans le premier entretien, Kang choisit sans trop d’hésitation le passé composé lors de la lecture du récit à haute voix. Ensuite, lors de la séance de question-réponse sur le verbe en question, sa réponse à la question de l’enquêtrice sur l’emploi alternatif de l’imparfait montre qu’elle oppose dans ce cas l’emploi du passé composé et celui de l’imparfait en terme d’occurrence de procès : 

E[14] : il avait beaucoup de bagages et ses skis + sur l’épaule alors je + XX le + accompa<gner

Kang : <Je l’ai je l'ai accompagné

E : Je l’ai accompagné à la gare + hm-hm. ++ On ne peut pas dire je l’accompagnais à la gare ?

K : Non parce que ++ le locuteur ne.. ne l’accompagne pas tout le temps ++

E : Ah... c’est-à-dire quand on dit je l'accompagnais ça veut dire que tout le temps c’est-à-dire ?

K : Hab/ habituellement.

 

Dans le second entretien, le commentaire suivant de Kang montre qu’elle oppose cette fois-ci l’emploi du passé composé et celui de l’imparfait en terme de non déroulement et de déroulement de procès :

K : Il avait beaucoup de bagages (E : Hm) On explique la situation, sa situation (E : Hm) ses skis sur l'épaule (E : Hm) alors je l'ai accompagné (E : Hm) à la gare.

E : Hm. C’est le passé composé.

K : Parce que l’action n’est pas une action en déroulement. (E : Hm) Il l’a accompagné, ils sont descendus à la gare, c’est fini dans le passé.

3.6.2. Facteur interactif dans les verbalisations

Outre l’identification des analyses déployées par nos apprenantes, procédé centré sur le contenu des verbalisations, d’autres phénomènes liés au contexte interactif peuvent être pris en compte dans la caractérisation de la nature de leurs verbalisations et du degré d’engagement des apprenantes par rapport à leurs dires.

En premier, les verbalisations peuvent être données sans sollicitation spécifique de la part de l’enquêtrice qui réagit par exemple avec un commentaire descriptif, comme « C’est le passé composé » dans l’exemple ci-dessus. Ou bien les verbalisations peuvent être données à la suite d’une question précise de sa part. On peut noter cette différence de spontanéité mais nous ne pouvons pas spéculer davantage s’il s’agit des connaissances « déjà là » ou du résultat d’une réflexion déclenchée dans l’interaction.

Quant à l’attitude des informatrices vis-à-vis de leurs propres verbalisations, on observe d’une part, des expressions directes comme « peut-être », « je ne sais pas trop », « c’est difficile à expliquer ». D’autre part, on constate des indices indirects comme des pauses entre question et réponse et des hésitations et pauses à l’intérieur de la réponse. Ces indices montrent essentiellement, pensons-nous, que les apprenantes n’ont pas de réponse prête-à-verbaliser, qu’elles réfléchissent ou qu’elles élaborent leur réponse. En effet, pour répondre à une question à laquelle elles n’ont pas réfléchi auparavant, elles doivent non seulement concevoir le contenu mais aussi le formuler. Mais nous n’avons pas d’accès à la raison des pauses, que ce soit l’élaboration du contenu ou celle de sa mise en mot, ou toute autre raison, sinon par la verbalisation même.

Les verbalisations peuvent prendre ainsi une forme de témoignage ou une forme d’analyse improvisée sur sollicitation. Dans ce dernier cas, le fait que la réponse est provoquée ne nous semble pas discréditer pour autant le contenu lui-même. Car, dans tous les cas, les verbalisations montrent l’état d’analyse de l’apprenant ou sa capacité d’analyse du moment. Seules, les verbalisations nous informent tant sur leurs connaissances ou analyses que sur leur degré d’engagement vis-à-vis de leurs propos ou leur activités cognitives en cours (contenu ou mise en mot). Ainsi, dans notre traitement des verbalisations, nous nous intéressons davantage à leur contenu, tout en n’oubliant pas de signaler leur éventuel caractère improvisé, ainsi que les indices d’attitudes. Par contre, nous ne tenons pas compte des réponses comme « hm » à une demande de vérification d’analyse de l’enquêtrice, que nous considérons comme signe de très faible engagement de l’apprenante par rapport au contenu proposé :

E : Il n'a pas pu[15] c'est juste il a cherché une fois et là il n'a/ il n'a pas trouvé

K : Hm-hm.

 

L’intervention de l’enquêtrice prend de l’importance notamment lorsqu’elle pose des questions qui orientent la réflexion des apprenantes, en donnant lieu parfois à des changements de choix de temps verbal ou d’analyses au cours de l’interaction. Mais là encore, il s’agit toujours de l’analyse de l’apprenant qui, comme dans toute interaction, tient compte de certaines des informations fournies au fil de l’interaction. Dans les cas de de changements, nous signalons la nature des interventions de l’enquêtrice.

4. Analyse des données

4.1. Type de procès transitionnel et emploi de l’imparfait

Du point de vue du mode d’action, les apprenants ont en général des difficultés à concevoir le procès transitionnel en déroulement, donc à employer à l’imparfait les verbes à transition brusque qui finissent aussitôt qu’ils commencent (cf. Kihlstedt, 1998). Nous observerons le traitement de ce phénomène chez nos apprenantes pour le verbe partir dans Dimanche dernier, j’ai rencontré Paul qui partait pour Chamonix[16].

4.1.1. Kang

Pour le verbe partir (dans la même phrase), l’informatrice Kang met du temps, dans le premier entretien, pour choisir finalement l’imparfait. Elle choisit d’abord *partirait, en concevant le procès comme celui de « futur dans le passé », car quand je l’ai rencontré, il n’est pas encore parti mais « il va partir ». Elle propose ensuite *qui allait partir, toujours dans la même perspective du futur, et avec les mêmes arguments (« Mais pour Chamonix, il n’est pas encore parti », « il va partir »). Le procès de partir est vu, soit comme un procès à venir (« il va partir »), soit comme un procès non réalisé (« il n’est pas encore parti »). Ce n’est que quand l’enquêtrice résume la situation que Kang conçoit le procès en déroulement :

E : Paul il est déjà parti de chez lui il avait des bagages les skis etc. sur lui. (...) Bon il n’a pas encore pris le train mais quand même il est il est parti de chez lui euh...

Kang : Je je j’ai compris. Hm j'ai rencontré Paul qui partait pour Chamonix (rire). Qui partait. Il est en train de partir pour Chamonix. Dans ce temps, il marchait, il avait des bagages, il était dans la rue. (...) Il est en train de partir (rire) pour Chamonix (rire).

 

Dans le second entretien, lors de la lecture à haute voix du récit, après une longue pause, Kang avoue ses difficultés pour ce verbe (« Je sais tout le reste je ne sais pas pour le premier »), et analyse la situation comme suit :

« Là je raconte la situation où j’ai rencontré Paul. Mais dans la situation de la rencontre, le Paul, Paul de maintenant est parti à Chamonix et il n’est plus là, mais Paul il est déjà parti pour Chamonix. Dimanche dernier, Paul n’est pas encore parti à Chamonix ».

Selon son analyse, au moment de l’énonciation, Paul n’est plus là (il est à Chamonix), mais dimanche dernier, il était encore là. Elle propose ainsi, comme dans le premier entretien, *qui allait partir, le « futur du passé », et propose immédiatement après une autre forme *qui est parti et explique son choix comme suit :

« J’ai rencontré Paul, mais tu sais, il est parti à Chamonix, comme ça. Donc j’ai rencontré Paul qui est déjà parti à Chamonix et ce Paul qui n’est plus là, je l’ai rencontré dimanche dernier ».

 

Mais en introduisant un autre moment-repère (le moment d’énonciation) dans la même phrase qui contient déjà un repère (dimanche dernier), et en privilégiant le nouveau repère non approprié, Kang effectue un choix de temps erroné.

Dans ce second entretien, Kang analyse le procès partir en aspect accompli (« il est parti ») et non accompli (« pas parti ») en fonction du moment-repère choisi (maintenant il est parti, il n’est plus là ; dimanche dernier, il n’est pas encore parti). Outre le mauvais choix du moment-repère, on constate que, pour un verbe transitionnel, Kang conçoit le procès d’abord comme état accompli et non accompli : ces états semblent plus faciles d’accès que l’état de déroulement. Elle avait réussi à le concevoir dans le premier entretien, avec l'aide de l'enquêtrice, mais elle n'y arrive pas encore spontanément dans le second entretien.

4.1.2. Lee

Lee choisit d’abord, dans le premier entretien, *qui était parti après un peu d’hésitation, qu’elle identifie comme « plus-que-parfait », et change pour *qui partirait, le « futur dans le passé », sans doute à cause de l’intervention de l’enquêtrice :

E : (...) Qui était parti pour Chamonix il avait + beaucoup de bagages et ses ski sur l’épaule c’est-à-dire quand je l’ai rencontré Paul (L : Oui) et + il allait partir <parce qu’il avait.. (L : Hm) il a beaucoup de bagages ++ là + ça c’est imparfait non ? <Il avait (M : <hm) beaucoup de bagages +

L : Oui et... j’ai rencontré qui... (E : Et là ) qui partirait ?

 

Elle prend conscience ensuite que la forme qui était parti n’est pas bon « parce que en ce moment, elle n’est pas encore partie ». Elle semble faire une analyse appropriée de la situation en considérant le procès de partir comme en déroulement qui s’exprime d’abord en non accompli[17] comme chez Kang, mais la forme à utiliser ne vient pas facilement :

« J’ai rencontré Paul qui... qui était en train de partir eh/ qui prépare + qui préparait ++ de partir pour Chamonix ».

 

Mais la situation ne lui est pas encore claire :

« C’est en train de... partir en train de venir + oui + Je ne sais pas. (...) Avec ces phrases dans le contexte, je crois que on peut pas savoir il était en train de venir ou de partir ».

 

Après l’intervention de l’enquêtrice qui lui rappelle qu’il faut employer le verbe partir et qui lui dit que dans la situation, il partait et qu’il ne revenait pas, Lee propose encore partirait et ensuite finalement partait, mais, sans en être sûre : « partirait ? bizarre + par... + partait ? ». La forme imparfait signifierait pour elle « C’est pas encore parti », en faisant référence à la non clôture de la borne finale du procès. Cette séquence montre qu’un choix approprié de temps verbal nécessite d’abord une analyse correcte de la situation et surtout la disponibilité de la forme verbale pour exprimer la situation. 

Dans le second entretien, contrairement à Kang, Lee choisit d’emblée partait même s’il lui a fallu un moment de réflexion. Les analyses qu’elle verbalise ne relèvent pas de l’aspect imperfectif : elle emploie une analyse discursive (« Paul est une tierce personne » « On raconte juste la situation »). Elle analyse le procès en déroulement (« hm c’est-à-dire, la situation du passé, dans le passé. Hm ++ Paul + qui était en train partir hm hm Paul qui par/ allait partir, partait »), mais cette analyse est utilisée pour étayer l’analyse discursive. On note également que la disponibilité de la forme partait s’est accrue par rapport au premier entretien.

4.1.3. Kim

Quant à Kim, elle choisit dans le premier entretien *qui est parti, signifiant « Paul est déjà parti [de] sa maison » et dit que « c’est un peu bizarre, difficile », face à l’imparfait qu’elle sait être la bonne réponse. Mais elle réussit à retrouver l’explication de la bonne forme toute seule : « Ah... oui + en train de partir ? Ca veut dire ? partait ? Qui était en train de partir pour Chamonix ? ». Et finalement elle trouve que « l’imparfait [c’]est mieux ».

Dans le second entretien, Kim choisit sans difficultés partait avec la bonne analyse de l’aspect imperfectif :

Kim : Ah là/ oui ici, je pense qu'il faut dire simplement/ + par-tait.

E : Pourquoi ?

Kim : Parce que ils se sont rencontrés. (E : Hm) + Ici hm j'ai rencon/ juste au moment + de la rencontre (E : Hm) ce Paul était sur le chemin de la gare (E: Hm) avec son sac a dos pour aller à Chamonix. C’est là qu’ils se sont rencontrés. (...)+++++ Oui. ++ Donc Paul qui par/ à ce moment là, là aussi on ne peut pas penser autrement qu'une action en cours.

 

Les réponses données dans les deux entretiens chez les trois apprenantes sont présentées dans le tableau suivant[18] :

 

Kang

Lee

Kim

 

I

II

I

II

I

II

Dimanche dernier, j’ai rencontré Paul qui (partir) pour Chamonix

*partirait

-------------

*allait partir

-------------

partait

*allait partir

-------------

*est parti

*était parti

-------------

*partirait

-------------

partait

partait

*est parti

(de la maison)

partait

 

Nous observons chez nos apprenantes que ce qui empêche de choisir le bon temps verbal pour partir est d'abord la compréhension de la situation. Lee se demandait dans le premier entretien si Paul revenait de Chamonix ou s'il y allait. Le choix du temps serait différent selon les situations, d'où sa proposition d'était parti, en pensant qu'il en est revenu. Kang, dans le second entretien, analyse bien que Paul y allait, mais pense qu'au moment d'énonciation, il est toujours à Chamonix et qu'il n'est donc pas ici. Et c'est cette analyse de son absence au moment d’énonciation qui l'a induit en erreur. L'ancrage des procès au bon moment-repère est donc une condition préalable au bon choix du temps.

La seconde difficulté est la disponibilité de la forme correspondant au déroulement. Le commentaire de Lee dans le premier entretien montre bien que même si elle a bien analysé la situation, elle n'arrivait pas à utiliser l'imparfait pour partir alors qu'elle l'utilisait pour le verbe préparer dans sa glose (« qui préparait de partir »). Cette réticence est sans doute due à la non familiarité à la forme imparfait du verbe partir, qui cause à son tour l'inattention à cette forme dans l'input. La reconnaissance réitérée augmente la disponibilité de la forme, qui rend possible son utilisation. Sauf Kang qui n'y arrive pas encore, Lee et Kim dans le second entretien bénéficient d'une disponibilité plus grande de la forme, qui leur permet de faire concorder la forme linguistique à leur bonne analyse.

4.2. Relation d’inclusion

La relation d’inclusion entre intervalles est un des types de chevauchements partiels[19], qui concerne l’emploi concomitant du passé composé et de l’imparfait. Dans ce cas, le procès à l’imparfait inclut toujours celui au passé composé. L’inclusion implique que temporellement, le procès à l’imparfait commence avant le procès au passé composé et continue après la fin de celui-ci. Ce phénomène s’observe souvent dans les phrases complexes qui mettent en relation deux procès, et le bon emploi des deux temps nécessite une connaissance de cette relation d’inclusion qui est systématique en français.

Nous observerons le traitement de ce phénomène chez nos informatrices dans deux exemples : i) dormir et téléphoner dans Je dormais quand mon fils m’a téléphoné d’Australie hier soir ; ii) ouvrir et sourire dans Quand il a ouvert la porte, elle lui a souri et lui a dit : je t’attendais[20]. Les trois informatrices choisissent bien, dans les deux entretiens, l’imparfait pour le verbe dormir, et le passé composé pour le verbe téléphoner. L’emploi des deux temps pour une « mise en relief » (cf. Weinrich, 1973) est maîtrisé par nos apprenantes dès le premier entretien, notamment quand il y a harmonie entre type de verbe et rôle discursif (avant-plan, arrière-plan). Mais pour les verbes ouvrir et sourire, elles effectuent des choix hétérogènes.

4.2.1. Kang

Dans le premier entretien, Kang dit avoir choisi dormais parce que « c’est un état continu », et a téléphoné, parce que « dans le passé, son fils a téléphoné une fois et tout à coup ». Dans ces commentaires, l’analyse du chevauchement entre les deux procès n’est pas explicite. A la demande de l’enquêtrice sur les débuts des procès, Kang répond que le début du procès dormir est antérieur à celui du procès téléphoner :

E : (...) il a commencé à dormir quand ? est-ce qu'on peut savoir dans cette phrase ?

K : Non.

E : Et après quand est-ce que il a il s'est réveillé on ne sait pas ? (rire)

E : Non.

E : Hm ce qu'on sait seulement c'est.. il dormait quand <son fils (K : <il dormait) a téléphoné

K : Oui oui. (E : Hm) Peut-être il… est réveillé par le … /son/ le /sone/ ? bien sûr il dort il dort et.. son fils (coupure) avant le temps ah avant le temps son fils a téléphoné lui a téléphoné ++ (E : <hm) <postérieur ah antérieur l'antérieur l'antérieur

E : Donc qu'est-ce qui est antérieur ?

K : ++ C'est / ++ c'est lui qui.. ++

E : C'est le père ?

K : C'est le père.

 

L’analyse du chevauchement partiel n’étant pas spontanément conçue ou formulée par Kang, il fallait des questions spécifiques de l’enquêtrice pour connaître ses analyses du chevauchement des deux procès et de l’ordre de leurs débuts.

Dans le second entretien, le décalage entre les débuts des procès s’exprime par la glose elle-même : « J’étais en train de dormir et tout d’un coup, le téléphone a sonné ». Mais l’analyse de l’inclusion proprement dite reste implicite.

Mais pour les verbes ouvrir et sourire dans la phrase Quand il a ouvert la porte, elle lui a souri et lui a dit : je t’attendais, Kang choisit, dans le premier entretien, a ouvert, et *souriait. L’enquêtrice essaie de vérifier l’analyse de l’antériorité du procès à l’imparfait, proposée par Kang pour la phrase précédente je dormais quand mon fils m’a téléphoné hier soir qui relève du même schéma de chevauchement :

E : Donc tu as dit que c'était deux choses se passent en même temps ici [dormir et téléphoner] + n'est-ce pas ? (Kang : Hm-hm) Donc le fils a téléphoné et il dormait deux choses en même temps. (K : Hm) Alors donc est-ce que c'est pareil ici ? <C'est-à-dire (K : <Ah) il il ouvre la porte (K : Hm) mais quand il ouvre la porte en même temps elle.. sourit c'est ça ? (K : Hm-hm) + c'est-à-dire euh.. là je dormais ici c’est-à-dire que tu as dit que c'était antérieur + par rapport au.. téléphone au coup de téléphone +

K : Pas pas exactement mais

E : Pas exactement ?

K : Peut-être il il a commencé à dormir (E : peut-être..) oui.

 

Kang nuance son analyse de l’antériorité qu’elle avait pourtant proposée et à la question de l’enquêtrice sur le début du procès sourire, elle propose le chevauchement total entre deux procès :

E : Mais.. est-ce que là dans numéro trois est-ce que elle souriait AVANT[21] que cette personne ouvre la porte ? ou juste au moment…

K : Non, en même temps[22].

E : Juste au moment hein ? juste au moment

K : Et après et après elle disait.

E : Attention parce que moi je + je voudrais comparer ça le numéro un et trois. Donc là elle sourit en même temps au moment où <il ouvre mais là

K : <Oui les deux actions se passent en même temps, vraiment en même temps.

 

Quand elle emploie l’expression « vraiment en même temps », elle fait référence au chevauchement total entre ouvrir la porte et sourire, à la différence de l’expression « en même temps » qui désigne une simple simultanéité.

Deux ans et demi après, Kang choisit d’abord le présent pour tous les verbes (ouvrir la porte, sourire, dire), car ce serait plus facile pour elle, et elle propose ensuite, *ouvrait, en disant que « ça explique une situation », et a souri, en faisant référence à la successivité de procès : « ensuite, elle lui sourit et ensuite elle lui a dit ». A la demande explicite de l’enquêtrice sur l’ordre des procès, Kang répond : « Je suppose que la porte s’ouvre d’abord ». Ainsi, malgré l’emploi de l’imparfait pour sourire, Kang établit un rapport de succession.

Cette non focalisation sur la relation d’inclusion d’un procès à l’imparfait et d’un autre au passé composé montre que l’inclusion qui, même sous forme implicite, semblait être connue de Kang dans le cas de dormir et de téléphoner dans la phrase précédente ne constituait pas l’objet de son attention. Dans les deux phrases, ce sont largement les connaissances du monde (on se réveille à la sonnerie du téléphone, donc le fait de dormir est antérieur ; on sourit à quelqu’un qui entre dans la chambre, donc le fait d’ouvrir la porte précède le sourire) qui sont à l’origine de l’analyse des situations. Les choix de temps verbaux sont basés sur d’autres analyses. Dans le cas de dormir et téléphoner, d’autres analyses pouvaient suppléer à celle de l’inclusion. Mais le cas d’ouvrir et de sourire nécessite une attention à l’inclusion pour éviter des erreurs, ce que Kang n’a pas pu faire dans les deux entretiens.

4.2.2. Lee

Lee manifeste par contre une connaissance de la relation d’inclusion entre un procès à l’imparfait et un autre au passé composé. Dans le premier entretien, elle justifie le choix de dormais par « état », et celui d’a téléphoné par « action », analyses portant sur le rôle discursif des procès. Dans le second entretien, Lee effectue toujours une analyse discursive et l’exprime de façon plus évidente :

« J’étais en train de dormir, hm... c’était un arrière-plan, une situation. Dans cette situation, il y a eu un événement (...) Le fait qu’il a téléphoné est un événement ».

 

La relation d’inclusion entre les procès est en filigrane derrière cette analyse discursive.

Pour les procès ouvrir la porte et sourire, dans le premier entretien, Lee choisit a ouvert, et le double choix, *souriait et a souri. Elle explique qu’on peut dire souriait, quand on perçoit l’action comme un « état », et a souri, quand on la perçoit comme une « action ponctuelle ». Elle ajoute aussi que lorsqu’on emploie souriait, c’est qu’« elle souriait en s’attendant à le voir » et que lors qu’on emploie a souri, c’est « juste une action succédante ». On observe dans ces commentaires que Lee sait qu’en employant souriait, le procès sourire débute avant le procès ouvrir la porte. Mais tout en effectuant la bonne analyse d’inclusion qu’implique l’emploi de souriait, Lee privilégie curieusement une analyse de la situation non prototypique (elle s’attendait à le voir).

Deux ans et demi après, Lee juge acceptable les deux possibilités pour les deux verbes, ouvrir et sourire. Pour Quand il a ouvert la porte, elle souriait, elle analyse la situation de la même façon que dans le premier entretien :

« Quand il a ouvert la porte brusquement, cette femme s’attendait à le voir. (...) elle était en train de sourire parce qu’elle s’y attendait ».

 

Comme dans le premier entretien, elle effectue bien l’analyse de l’inclusion entre deux procès, dont découle la connaissance du début antérieur du procès à l’imparfait *souriait. Mais, en choisissant l’imparfait, elle fait référence encore une fois à une situation non standard. Quant à la possibilité de dire quand il ouvrait la porte, elle lui a souri, la notion de durée relative à la quelle elle se réfère, tout en y attribuant une valeur discursive, s’apparente à l’analyse de l’inclusion :

« Si on dit comme ça Quand il… ouvrait la porte (E: Hm) il lui a souri (E: Hm) et lui a dit je t'ai attendu (E: Hm) + (E: Hm) Cette phrase semble plus… dynamique. + (E: Hm) Donc hm… + plus… l'action d'ouvrir la porte (E: Hm) hm… par rapport à l'action de parler en souriant (E: Hm) hm… + euh est-ce qu'il faut dire plus long terme ? + C'est-à-dire hm + elle peut constituer plus un arrière plan ».

 

Cette analyse s’accompagne de plus d’une analyse de l’aspect imperfectif : « C’est l'état où la porte s'ouvre graduellement ».

Ainsi, l’analyse de la relation d’inclusion est toujours bien effectuée pour les temps choisis (a ouvert et souriait ; ouvrait et a souri), même si le choix de l'imparfait n’est pas un choix le plus habituel. Ce cas montre que la connaissance du chevauchement de l'imparfait ne donne pas toujours lieu à la bonne réponse.

4.2.3. Kim

L’informatrice Kim montre un traitement semblable à Kang. Pour les procès dormir et téléphoner, elle choisit sans problème les bonnes formes dans le premier entretien, avec, comme seul commentaire, une évaluation : « cette phrase est facile ». Dans le second entretien, la référence à l’inclusion est implicite dans son analyse de la situation : « Quand il m'a téléphoné, (E : Hm) moi, j'étais en train de dormir ». Lorsque l’enquêtrice demande de dire le pourquoi du choix de chaque verbe, le choix du passé composé pour téléphoner est exprimé par la référence à la durée :

« Oui là dans cette phrase, (E: Hm) le téléphone (E: Hm) le téléphone a sonné n'est-ce pas ? (E: hm hm) Le téléphone a sonné. C'est un moment très court ».

 

Et elle explique le choix de l’imparfait pour dormir comme suit :

« Quand le téléphone a sonné pendant une période très courte, j'étais + j'étais en train de dormir, en entendant la sonnerie du téléphone. Donc ça c'était en cours, l'état (E: Hm) où je fais l'action de dormir de façon continue. (E : Hm) Ah c'est un état donc ici il y a à la fois l'état et une action en cours ».

 

Elle fait référence à l’aspect imperfectif (« action en cours ») et au rôle d’arrière-plan joué par dormais (« état » par rapport au téléphone). L’attention à l’inclusion n’est pas absente dans ce commentaire, mais n’y est pas explicitement exprimée.

Quant aux procès ouvrir la porte et sourire, Kim dit avoir choisi, lors du passage du test, a ouvert et *souriait à cause d’une caractéristique du verbe :

Kim : (...) Au début j'ai écrit souriait

E : Oui ++ pourquoi ?

K : Hm... (rire) +++ le sourire c'est.... + c'est une action <euh (E : <qui dure ?) du../ oui qui dure n'est-ce pas ? (E : Hm) ++ Oui c'est pour ça j'ai écrit ça.

 

A la question sur l’ordre des deux procès au moment de choisir souriait, elle répond que le sourire est postérieur à l’ouverture de la porte :

E : Est-ce/ quand tu as quand tu as marqué ça (K : Hm-hm) à l'imparfait (K : <Imparfait) <elle lui a elle lui souriait + dans ton esprit à quoi tu as pensé ? C'est-à-dire quand il a ouvert (K : Oui) c'est à ce moment là qu'elle a + souri ? ou

K : qu'elle a commencé <de la sourire (E : <XXX ah.. hm-hm) Sourire ça le euh le sourire + a un peu duré. (E : Ah) Oui (E : Hm-hm).

 

La succession des procès est analysée conformément aux connaissances du monde, mais le choix de l’imparfait pour sourire est basé sur la durée de l’intervalle du procès sourire. Mais Kim sait dans ce premier entretien, suite à la correction du professeur, que l’imparfait est erroné, car il signifie qu’elle sourit avant l’ouverture de la porte :

« mais... je me rap<pelle que (E : <XXX) le prof (E : Hm) nous a dit (E : Hm) + euh ++ si euh le temps est imparfait (E : Hm-hm) elle (E : Hm) elle toujours /surira/ avant + qu'il a.. ouvert (rire) la porte ».

 

Dans le second entretien, elle choisit toujours a ouvert et *souriait. Comme dans le premier entretien, elle analyse que le sourire a lieu après l’ouverture de la porte :

E : Depuis quand elle sourit ?

Kim : Dès qu’il a ouvert la porte, dès qu’elle a vu son visage.

 

Mais le choix de l’imparfait pour sourire est toujours fondé sur la durée incluse dans la sémantique du verbe (verbe d’activité qui ne contient pas de borne finale) et également sur la durée de l’intervalle occupé par le procès :

E : Ce qui correspond à elle lui a souri, c'est elle lui souriait à l'imparfait ?

K : + Hm là en parlant, j'ai une autre idée qui me vient qui se superpose. (rire)

E : Hm hm dis-moi ces idées qui se <superposent.

K : <Donc souriait. (E : Hm) ++ Oui d'abord pour moi, le verbe sourire ne finit pas en une seconde mais qui dure un peu. (E : Hm) Je n'ai pas l'impression qu'elle ait ri juste une seconde et refermé sa bouche tout de suite après. (E : Hm) Je pense qu'elle souriait [ko it] un moment la bouche ouverte, donc l'imparfait. Et ensuite, elle lui a dit et ce qu’elle lui a dit, c’est (E: Hm) + je t'attendais. Elle a dit ça, je t'attendais tout en continuant à sourire.

 

L’analyse de la durée s’accompagne ici de celle de l’inclusion, qu’elle connaissait dans le premier entretien à la suite de la correction. Mais elle est appliquée non entre ouvrir et sourire mais entre sourire et dire, de plus, en chevauchement total.

Tout comme Kang, Kim analyse bien la situation à l’aide de ses connaissances du monde, en établissant correctement l’ordre des débuts des procès en relation. Mais le choix de la forme verbale pour sourire est fondé sur une autre analyse, celle de la durée. En fait, Kim tente de marquer linguistiquement la durée du procès sourire en employant l’imparfait, alors que le fait que le sourire a duré dans cette situation relève de la réalité pragmatique qui n’est pas forcément prise en charge par une forme linguistique. Par contre, tout en analysant bien l’ordre des débuts des procès en relation (ouvrir précède sourire), elle ne porte pas attention sur la conséquence qu’entraîne automatiquement l’emploi simultané de l’imparfait et du passé composé en français.

Le tableau suivant récapitule les formes verbales choisies par nos informatrices pour quatre verbes dans deux situations :

 

Kang

Lee

Kim

 

I

II

I

II

I

II

je (dormir) quand mon fils me (téléphoner) hier soir

dormais / a téléphoné 

dormais / a téléphoné 

dormais / a téléphoné 

dormais / a téléphoné 

dormais / a téléphoné 

dormais / a téléphoné 

quand il (ouvrir) la porte, elle lui (sourire) et (...)

a ouvert / *souriait 

*ouvre / sourit

------------

*ouvrait / a souri

a ouvert / *souriait 

a ouvert / *souriait 

ou

*ouvrait / a souri

a ouvert / *souriait 

a ouvert / *souriait 

 

Lee connaît la relation d’inclusion qui implique automatiquement l’emploi du passé composé et de l’imparfait, alors que Kang et Kim semblent l’ignorer de façon consciente. Le traitement des deux exemples (dormir et téléphoner ; ouvrir et sourire) de ces deux apprenantes montre qu’elles ne portent pas réellement leur attention sur l’inclusion, même si cette analyse semblait présente implicitement ou secondairement dans leur choix approprié des temps pour dormir et téléphoner. Pour ces derniers verbes, divers facteurs nous semblent faciliter les choix corrects, comme l’affinité des types de verbes avec les temps verbaux (verbes d'état ou d'activité et imparfait ; verbes bornés et transitionnels et passé composé), comme la situation relativement familière du réveil par le téléphone, ou comme la construction syntaxique (quand…) souvent utilisée dans l’enseignement des valeurs du passé composé et de l’imparfait. En revanche, le cas d’ouvrir la porte et de sourire semble nécessiter, pour obtenir les bonnes réponses, soit une bonne analyse de la situation (les procès ont lieu successivement), soit une analyse de l’inclusion. Mais encore faudra-t-il connaître la forme correspondante à ces deux possibilités d'analyse. Le fait que Kang et Kim choisissent, chacune au moment différent, l'imparfait pour sourire, et que Kang le sélectionne pour ouvrir dans le second entretien, tout en analysant pourtant bien la successivité des deux procès montre qu’elles n’ont pas assimilé que l’emploi de l'imparfait implique l’inclusion au lieu de la successivité : cet aspect ne fait pas encore l’objet de leur attention au second entretien.

4.3. Bornage de l’intervalle

Le bornage de l’intervalle est une analyse nécessaire notamment pour la distinction de l’aspect perfectif (borné à gauche et à droite) et de l’aspect imperfectif (non borné à gauche et à droite) dont dépend l’emploi du passé composé et de l’imparfait. Le bornage de l’intervalle peut être également marqué par les circonstanciels qui en précisent la clôture ou l’ouverture. Nous nous intéresserons ici à la clôture gauche et droite de l’intervalle qui impose l’emploi du passé composé. Nous observerons le traitement de nos apprenantes dans deux exemples : i) pleuvoir dans il a plu pendant tout leur voyage[23] ; ii) rester dans il est resté huit mois à l’hôpital[24].

4.3.1. Kang

Par une erreur de l’enquêtrice, nous ne disposons pas de réponses et d’analyses des deux exemples (pleuvoir pendant tout leur voyage, rester huit mois à l’hôpital) dans le premier entretien. Dans le second entretien, pour le verbe pleuvoir, Kang exprime la clôture des deux bornes de l’intervalle :

E : (...) alors si on dit il a plu ?

K : Le/ le… un + hm + dans un temps donné, (E : Hm) il a plu constamment. Et il ne pleut plus maintenant. + Il n’a plu que pendant ce voyage, pendant leur voyage, (E : Hm) et quand le voyage a fini, le voyage… euh il a pu pleuvoir encore, mais en tout cas, ce qui est sûr, (E : Hm) c'est qu'il a plu pendant la période du voyage. (E : Hm)

 

L’enquêtrice teste si la durée est un critère pour Kang :

E : Si on considère le voyage comme une période un peu longue, on ne pourrait pas dire il pleuvait ? (K : ++) il pleuvait pendant tout leur voyage + c'est possible ? ou impossible ?

K : + Il pleuvait (bas) + il pleuvait pendant (bas) +++++ il a plu (très bas) + pendant tout leur +++++ Je ne sais pas trop. Mais (E : Hm) d'après mes souvenirs, on n'utilisait pas l'imparfait si il y avait pendant. (E : Ah d'accord) Les indices comme la préposition ou le lexique semblent aussi importants.

 

Kang ne peut pas trancher pour l’acceptabilité de l’emploi de pleuvait, mais elle nous fait part de l’origine de son analyse du bornage de l’intervalle (liée à pendant) qui est déterminante dans son choix de temps.

Elle effectue la même analyse du double bornage pour le verbe rester :

« Et puis ici… pourquoi j'ai utilisé il est resté, le passé composé, c'est parce que huit mois, il y avait une période donnée ».

 

L’enquêtrice lui demande sur l’acceptabilité de restait en jouant encore sur la durée :

E : Dans ce cas, il restait est possible ? comme un cas comme celui de tout à l'heure. Il restait (K : ++) On peut penser que, avec cette durée assez longue, on peut mettre l'imparfait. (bas)

K : Il est resté il restait (bas) ++ Je pense que huit mois, c'est pas si long que ça. (E : Hm) Vu le contexte global de cette phrase, juste il restait restait (bas)

 

Kang essaie de trouver un contexte où on emploierait restait et propose une solution discursive. Mais tout de suite après, spontanément, Kang confirme son premier choix comme seule possibilité en s’appuyant sur la clôture de l’intervalle :

« Je pense qu'on ne dirait pas restait parce que avec huit mois, le temps est déterminé. (E : Hm) Oui. Il vaut mieux dire il est resté ».

 

Le cas de Kang montre que la focalisation sur les deux bornes de l’intervalle du procès donne une bonne réponse.

4.3.2. Lee

Pour le verbe pleuvoir dans il a plu pendant tout leur voyage, dans le premier entretien, Lee hésite lors de la lecture à haute voix, et choisit d’abord a plu, et se corrige en *pleuvait. L’analyse qui fonde son choix est inexploitable, à cause d’un malentendu révélé après coup. Elle effectue le même choix dans le second entretien. Pour le premier pleuvoir dans la phrase (quand ils sont arrivés à Rennes, il pleuvait), elle s’appuie sur l’analyse discursive :

« quand on est arrivé à un endroit, à Rennes (E: Hm), à leur arrivée, on décrit la situation (E : Hm) il pleuvait et il pleuvait pendant tout leur voyage, je pense qu'on mettrait l'imparfait ».

 

L’analyse qui fonde le choix de l’imparfait pour le second pleuvoir, celui qui nous intéresse, n’est pas clairement exprimée et l’enquêtrice vérifie sa compréhension :

E : Donc ces deux « il pleuvait », c’est le même cas. Ce sont tous deux une description

L : Ah… peut-être ça ne l'est pas ++

E : C'est-à-dire <le second. (L : <il pleuvait) Hm quand tu as mis le deuxième à l'imparfait ++ c'est parce que c'est une description ?

 

Lee propose plusieurs analyses possibles qui convergent vers le choix de l’imparfait :

L : C'est… une description et on peut le voir aussi comme une répétition. (E : Hm) Ou alors comme tu as dit, une description de situation, ensuite pendant une durée, donc pendant le voyage il a plu tout le temps. Dans ce cas, même si on les séparait, je pense qu'on utiliserait l'imparfait + hm +

 

Plus loin, lors de l’examen de chaque verbe, Lee confirme son choix de l’imparfait, et l’enquêtrice lui demande sur la forme alternative :

E : Donc le passé composé ne serait pas bon. (L : Hm + il a plu) Le dernier, il a plu pendant tout leur voyage ne serait pas bon ?

L : Hm + c'est peut-être possible (rire) +

E : Pourquoi c'est possible ?

L : Hm… +++ la… cette durée ++ l'adverbe qui indique le temps (E : Hm), on peut mettre l'imparfait ou le passé composé selon ce qu'on pense de l'adverbe.

E : Hm… pendant

L : Oui. Hm + Hm + Si on considère le « pendant quelque chose » comme une durée courte (E : Hm), par rapport à un autre événement qu'on raconte, la… (E : Hm) durée courte, si elle est concrète, (E : Hm) on peut dire il a plu, ou si cette durée est liée à l'autre (E : Hm) hm… ++ hm alors l'imparfait est peut-être possible. Si on considère la durée comme longue, et si on continue l'histoire, par exemple, on continue le récit de voyage (E : Hm), dans ce cas, on pourrait employer l'imparfait.

 

Lee accepte les deux temps en s’appuyant sur le principe du « jugement du locuteur » (« on peut mettre l'imparfait ou le passé composé selon ce qu'on pense de l'adverbe »), qui se manifeste en deux types de notion de durée, durée relative (« si on considère le « pendant quelque chose » comme une durée courte par rapport à un autre événement qu'on raconte », « si cette durée est liée à l’autre »), et durée absolue ( « si on considère la durée comme longue »). Elle fait également référence au rôle discursif, notamment pour l’imparfait (« si on continue l'histoire »). L’analyse de Lee concerne en grande partie la durée du procès et elle ne porte pas son attention sur la clôture de l’intervalle qu’informe le circonstanciel pendant tout leur voyage.

Pour rester dans il est resté huit mois à l’hôpital, dans le premier entretien, Lee choisit *restait, et à la demande de l’enquêtrice sur l’acceptabilité du passé composé, juge son emploi inapproprié :

E : (...) tu as choisi donc l’imparfait. (L : Hm) + Mais tu crois que c’est un cas où on peut aussi euh... mettre le passé composé il est resté + huit mois à l’hôpital

L : Mais ça s’est suivi par... + <il est sorti de...

E : <Quand il en est voilà il est sorti. On sait qu’il est sorti (L : Hm) maintenant. + Donc il y a une relation entre le fait qu’il est sorti et + le fait qu’on sait qu’il est sorti et (L : oui) ++ Bon tu dis que c’est parce qu’il est sorti après que... on peut mettre l’imparfait, c’est ça ?

L : Hm.... <hm... (E : <Il restait huit mois) ++++ (E : Quand il en est sorti) + il re/ il restait huit mois. (E : Hm) Euh pendant... depuis huit mois et le fait qu’il est sorti, (E : Hm) ça coupe le durée la durée. (E : Hm-hm).

 

Elle se réfère là à son schéma d’emploi des deux temps, correspondant à « l’action qui coupe la durée », dans lequel, l’action s’exprime par le passé composé et la durée, par l’imparfait. Le procès rester huit mois est analysé seulement du point de vue de la durée, comme un procès qui dure, et non du point de vue du bornage de l’intervalle. Dans le second entretien, par contre, elle choisit la forme appropriée est resté :

« Ensuite la dernière fois, j'avais dit il…/ il restait il est resté, n'est-ce pas ? Mais hm… ce n'est pas mal non plus de dire il/ il est resté (E : Hm) + parce que il est sorti de l'hôpital. (E : Hm) Donc il est resté huit mois, comme ça, je pense que c'est possible ».

 

Elle commence à porter son attention sur les bornes de l’intervalle, mais on constate qu’elle s’intéresse ici seulement à la clôture de la borne droite.

4.3.3. Kim

Pour le verbe pleuvoir dans il a plu pendant tout leur voyage, Kim avait choisi lors du passage du test *pleuvait, à cause de pendant (« ça cette phrase aussi on doit remarquer le ver/euh adverbe pendant peut-être ») qui semble appeler pour elle l’imparfait, sans doute comme indice de durée :

Kim : (...) au début j’ai mis il pleuvait imparfait ++ <hm...

E : <oui à ce moment là à quoi tu as pensé ? (K : ++) il pleuvait pendant tout leur voyage tu as pensé aussi à la durée ? + peut-être.

K : Oui pendant c’est…

E : Pendant ça mar<que la durée

K : <Oui oui la marqu/ oui oui (E : Hm) durée c’est pour ça j’ai… j’ai… mis imparfait mais…

 

Mais le professeur le corrige au passé composé[25], choix qui lui paraît difficile à concevoir (« oui ici c’est pour pour moi euh + bizzare ? hm difficile ? »).

Dans le second entretien, à la lecture à haute voix, elle hésite un moment, et elle dit que les deux choix sont possibles. L’enquêtrice lui demande s’il y a une différence de sens et elle explique l’emploi de l’imparfait et celui du passé composé, respectivement par le caractère continuel du procès et l’aspect accompli :

« En tout cas pendant tout leur voyage, si on regarde que du point de vue de ce voyage voyage, seulement de ce… point temporel, l'action de pleuvoir est continue, c'est l’état où ça continue, donc on utilise l'imparfait. (E : Ah) Ensuite le deuxième où le passé composé est aussi possible, c'est pendant tout leur voyage, c'est-à-dire qu'on parle ici après que le voyage soit déjà terminé, n'est-ce pas. (E : Hm) Parce que si le séjour durait encore quelque temps, on n'aurait pas dit pendant TOUT. Mais là maintenant le voyage est + ils ont terminé le voyage donc. (E : Hm) De ce point de vue, il a plu, (E : <XXX) <ce n'est pas la continuation mais le passé composé oui ».

 

On observe que Kim semble avoir bien assimilée l’explication de son professeur (aspect accompli : « le voyage est terminé »), tout en gardant sa propre analyse (« état continu »). A la demande de l’enquêtrice de faire tout de même un choix, elle choisit le passé composé par souci stylistique :

Kim : Si on me demandait de choisir, (E : Hm) peut-être il vaudrait mieux choisir le passé composé. (E : Ah…) (rire) Parce que juste avant, il y a l'imparfait.

E : Ah… parce que il ne faut pas trop dire la même chose <(rire)

K : <Oui (rire).

 

Dans l’analyse utilisée pour le passé composé, l’attention à la clôture de la borne droite de l’intervalle est présente, mais elle est secondaire par rapport à l’objet central de son attention qu’est l’aspect accompli.

Pour le verbe rester dans il est resté huit mois à l’hôpital, dans le premier entretien, Kim dit avoir choisi *restait lors du passage du test à cause de « huit mois », indice de durée :

E : là tu as mis au début à... (K : restait) parce que c’était ?

K : Huit mois <euh...

E : <Huit mois ?

K : Oui

E : C’est ton/ donc ça a duré longtemps ? <c’est ça ?

K : <Longtemps oui.

 

Elle explique le choix corrigé de passé composé par la même analyse de l’aspect accompli :

K : + La phrase suivant il a déjà il est déjà sorti de l’hôpital c’est pour ça l’hospital/son... a.. son hospitali-té (E : Hm-hm) est + <terminé (E : <hospitalisation) <est termi/ hospitalisation est <terminée (E : <terminée)

E : ++ Ah donc c’est par rapport à la phrase suivante (K : Oui oui oui) que tu..

K : Ah non au début de/ (E : au début) je n’ai pas.. pensé (E : comme ça) la... la.. (E : la phrase suivante) la phrase suivante (E : Hm)

E : Mais.. c’est main<tenant que tu penses à ça ?

K : <Maintenant oui

E : Hm ++.

 

Dans le second entretien, le même choix de l’imparfait est fait sans hésitation lors de la lecture à haute voix. Mais la glose de la situation en coréen comporte une certaine hésitation (« Ensuite il est resté [mômurû-ôt-ta] il restait (était en train de rester) [mômurû-ko it-ôt-ta] huit mois à l'hôpital ») et l’analyse qu’elle verbalise tout de suite après se base sur la durée incluse dans le verbe : « Oui ça aussi, on peut voir comme un verbe continu, donc restait ». On note que l'analyse de l'aspect accompli utilisée pour le verbe pleuvoir dans la même période n'est pas employée pour ce verbe. Sauf ce cas de pleuvoir, sur les deux entretiens, Kim fait référence essentiellement à la notion de durée dans ces exemples, qui l'induit en erreur.

Le tableau suivant récapitule les choix des temps des informatrices :

 

Kang

Lee

Kim

 

I

II

I

II

I

II

il (pleuvoir) pendant tout leur voyage

 

il a plu 

il a plu

--------------

il *pleuvait

il *pleuvait

/ a plu

il *pleuvait 

il *pleuvait

/a plu 

-------------

il a plu

il (rester) huit mois à l’hôpital

 

il est resté

il *restait 

il est resté

il *restait 

il *restait 

 

Quand Lee et Kim choisissent le temps imparfait erroné pour pleuvoir et rester, elles se basent sur la notion, certes présente, mais non pertinente de durée. Ce qui les conduit à faire le bon choix dans le second entretien, c'est une attention portée sur le bornage même partiel de l'intervalle. Lee choisit le passé composé pour rester en s'intéressant à la clôture de la borne droite seule (le fait qu’il est sorti de l'hôpital), dont elle prend l’information non dans le circonstanciel huit mois, mais dans la phrase suivante quand il en est sorti, il était très faible et très maigre. De même, quand Kim fait un choix approprié pour pleuvoir, c'est par l'analyse de l'aspect accompli, qui contient par définition la clôture de la borne droite. Mais son erreur pour le verbe rester, qui est d'ailleurs réitérée, confirmera que la clôture droite qui est incluse dans l’analyse de l’aspect accompli ne fait pas réellement l’objet de son attention. Seule Kang porte son attention sur la clôture des deux bornes (issue sans doute de l’enseignement formel : « d’après mon souvenir, on n’utilise pas l’imparfait avec pendant »). On constate que le bon choix est lié au fait que l'attention commence à porter sur la clôture de l’intervalle, même si elle n'est pas encore systématique dans le second entretien.

5. Conclusion

Selon certaines expérimentations, les valeurs aspecto-temporelles liées au passé composé et à l’imparfait français étant nombreuses et complexes, on peut être effectivement tenté par la proposition du mode implicite. L’observation longitudinale de commentaires métalinguistiques de trois apprenantes coréennes sur quelques phrases nous amène à concevoir l’acquisition de l’aspect, objet apparemment complexe, comme une acquisition de diverses catégories, dont chacune demande un travail conscient. Notre observation a porté sur des catégories comme le déroulement d’un procès transitionnel, la relation d’inclusion d’intervalles et le bornage de l’intervalle.

Pour le cas d'un verbe ponctuel comme partir, les catégories qu’utilisaient nos apprenantes au début étaient celles de l’état réalisé ou de l’état non réalisé, en portant leur attention seulement sur la fin du procès. Or la prise en compte du début de procès réalisé est nécessaire, car c’est lui, avec sa non terminaison, qui donne la vision du procès en déroulement au moment-repère.

Pour deux intervalles en relation, nos apprenantes utilisent des catégories différentes selon les contextes syntaxiques différents. Elles emploient tantôt un critère discursif, tantôt la notion de déroulement, tantôt la notion de durée. La catégorie d’inclusion entre intervalles reste en filigrane sans être explicitée et n’est donc pas utilisée pour le choix des temps verbaux. Quant à la catégorie de bornage de l’intervalle, elle est inconnue de deux apprenantes. Celles-ci emploient à la place la notion de durée qui les induit en erreur. Au bout de deux ans et demi, le déroulement du procès ponctuel semble acquis et le bornage de l’intervalle commence à être employé quoique partiellement chez deux apprenantes, alors que le chevauchement reste aussi toujours inutilisé par deux autres apprenantes. Nous avons observé que quand les apprenantes portent leur attention sur les bonnes catégories, elles choisissent la plupart du temps les temps appropriés.

Si l’acquisition des phénomènes d’aspect consiste à acquérir les catégories pertinentes, l’appropriation de deux catégories qui n’étaient pas employées dans le premier entretien est-elle due au simple contact avec les données linguistiques (mode implicite) ou à la prise de conscience chez les apprenantes (mode explicite) ? Les indices de l’apport extérieur pour le bornage et pour le déroulement du procès ponctuel (une apprenante ayant eu connaissance de la correction de l’enseignant), et le fait qu’au début, nos apprenantes ne sont pas arrivées seules à la forme imparfait pour partir, ainsi que l'absence persistante de la catégorie d’inclusion, nous amènent à penser que l’acquisition de nouvelles catégories est difficile par le seul contact avec l'input linguistique. Comme l’avance Schmidt, l'acquisition nécessiterait une prise de conscience de la part de l’apprenant. Mais notre observation tend à montrer qu’elle ne serait pas de sa seule initiative : elle se déclencherait par un enseignement formel ou informel. Ce qui plaide pour l'introduction explicite de concepts tels que l’intervalle et le bornage dans la classe de langue, et pour l'observation des outils métalinguistique des apprenants.

Cette approche va tout à fait dans le même sens que Bange (1999) qui pense qu’un enseignement grammatical, par lequel les règles descriptives se transforment en règles de production, est possible par un « étayage métacognitif », sous forme de favorisation du traitement élaboratif de la part des apprenants et d’un accompagnement dans leur travail cognitif. Cette réflexion a d’ailleurs déjà fait l’objet de l’ouvrage de Reichler-Béguelin et al. (1990) qui proposent des matériaux d’un tel enseignement notamment pour l’écrit, en fournissant des descriptions de phénomènes précis du français ainsi que divers exercices, élaborés sur l’observation des fautes réelles d’apprenants de français langue étrangère.

 


Bibliographie

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[1] La psychologie cognitive est entendue comme « étude des processus et mécanismes de traitement de l’information » (Richard et al., 1990). Un individu est vu doté, d’une part, de représentations (connaissances et interprétations) et d’autre part, de mécanismes de traitements (inférences et jugements). Dans le traitement cognitif qu’effectue l’individu, il existe, selon les auteurs, d’une part, des activités de traitement des stimulus sensoriels, des processus de bas en haut, qui sont souvent modulaires (traitement spécialisé, autonome et imperméable aux autres parties du système) ; Et d’autre part, des activités de traitement de l’information symbolique (significations et décisions), qui résulte du premier traitement.

[2] Désormais, toute référence à Schmidt sans spécification renvoie à son article de 1994.

[3] Selon Richard (1990), les cognitivistes proposent le postulat de deux systèmes de mémoire, la « mémoire à court terme » et la « mémoire à long terme ». La notion de mémoire à court terme qui est une mémoire transitoire a été progressivement abandonnée, dit l’auteur, au profit de la notion de « mémoire de travail ». Celle-ci est conçue comme un système qui fait à la fois du stockage et du traitement.

[4] La « grammaire mentale » désigne « la connaissance implicite du système de la langue, acquise par un processus inconscient de traitement de données, de formation et de vérification d'hypothèses » et le « grammaire de référence », la connaissance de règles de grammaire explicites (Corder, 1980).

[5] Schmidt emploie le mot « noticing » dans le sens d’enregistrement conscient et de stockage dans la mémoire à long terme d’une occurrence de stimulus et non dans le sens de détection de relation forme-sens ou de formation inductive d’hypothèses (Schmidt 1994: 179).

[6] Anderson, John Robert. 1990 [1980], Cognitive Psychology and Its Implications, New York : W.H. Freeman and Company, pp. 258-260.

[7] Cette enquête a été menée dans le cadre d’une thèse en cours sur les activités métalinguistiques d’ d’apprenants de français L2 sur les phénomènes d’aspect.

[8] Quand on parle d’aspect lexical, ou Aktionsart, on tient compte des arguments ou de l’environnement du verbe, comme le montre le classement de Vendler (1967).

[9] La différenciation des verbes d’accomplissement et d’achèvement vendleriens en verbes « téliques ponctuels » et en « téliques non ponctuels » est de Kihlstedt (1998).

[10] Kihlsted emprunte le trait transitionnel à Vet (1980). Celui-ci distingue les « situations non transitionnelles » et les « situations transitionnelles » dont l’opposition se fonde en fait sur les bornes : les premières « n’imposent pas de commencement ou de fin à l’intervalle pendant lequel elles sont valables », alors que les secondes possèdent, « en principe, un commencement et une fin déterminés qui découlent de la nature transitionnelle de cette situation » (p. 61). Et selon lui, c’est la nature transitionnelle ou non transitionnelle de la situation qui est responsable de l’aspect non duratif des phrases non momentanées (p. 85).

[11] Selon lui, les temps du français peuvent se décrire au moyen d’un certain nombre de relations, simultanéité, postériorité, antériorité, et inclusion, entre l’intervalle en question et les trois points référentiels (p. 47).

[12] Un « état » est représenté par un intervalle ouvert, un « événement » est caractérisé par la présence d’un début et d’une fin : l’intervalle est clos, avec bornes fermées. Un « processus » correspond à un changement d’état et il est toujours caractérisé par un début, mais pas nécessairement par une fin.

[13] Le récit dans lequel se trouve cette phrase est le suivant : Dimanche dernier, j’ai rencontré Paul qui (partir) pour Chamonix. Il avait beaucoup de bagages et ses skis sur l’épaule. Alors je l’(accompagner) à la gare. Il y (avoir) énormément de monde dans le train et il (ne pas pouvoir trouver) de place assise

[14] Signes de transcription dans les extraits de corpus :

- E : enquêtrice, K, L : informatrices ;

- XXX : passage inaudible ;

- < comme dans accompa<gner : le début du passage chevauché avec l’intervention de l’interlocuteur ;

- ++ : pauses (le nombre de croix est proportionnel à la longueur de pause) ;

- « / » comme dans « Hab/ habituellement » : autorupture ;

- mots en gras comme dans Il l’a accompagné : mots dits en français dans les seconds entretiens qui se sont déroulés en coréen ;

- passages en italique comme « il avait beaucoup de bagages et ses skis + sur l’épaule alors » : phrases de l’exercice reprises ou mots utilisés de façon autonymique ;

- soulignement comme dans « Non parce que ++ le locuteur ne.. ne l’accompagne pas tout le temps » : passage relevant de l’analyse en question.

[15] Le verbe « ne pas trouver de place assise » se trouve dans la dernière phrase du récit de Paul qui part pour Chamonix : Il y (avoir) énormément de monde dans le train et il (ne pas pouvoir trouver) de place assise.

[16] Le récit dans lequel se trouve cette phrase est le suivant : Dimanche dernier, j’ai rencontré Paul qui (partir) pour Chamonix. Il avait beaucoup de bagages et ses skis sur l’épaule. Alors je l’(accompagner) à la gare. Il y (avoir) énormément de monde dans le train et il (ne pas pouvoir trouver) de place assise.

[17] L’aspect accompli, appelé aussi « aspect parfait » (ou « perfect » chez Klein, 1994), désigne la vision rétrospective d’un procès vu à partir du moment repère postérieur. Cette relation d’ordre temporel distingue l’aspect accompli de l’aspect perfectif, qui lui, relève d’ une relation d’inclusion (Noyau, 1991).

[18] Il arrive que l’apprenant change de réponse au cours de l’interaction pour le même verbe, et nous présentons l’ensemble des réponses à la ligne dans le tableau dans l’ordre des formes proposées.

[19] Désormais, le « chevauchement partiel » désigne la relation d’inclusion.

[20] Ces deux phrases constituent seules le premier et le troisième récits dans l’exercice à trou.

[21] Les mots en majuscule signifient qu’ils ont été dits plus forts que le reste.

[22] Quand Kang dit qu’elle sourit en même temps que l’ouverture de la porte, elle entend qu’elle sourit en reconnaissant la personne. Kang analyse ici comme simultanées l’ouverture de la porte et la reconnaissance de la personne.

[23] Cette phrase se trouve dans le quatrième récit de l’exercice : Mes amis norvégiens (vouloir) depuis longtemps visiter la Bretagne. Ils y (partir) enfin la semaine dernière. Mais quand ils (arriver) à Rennes, il (pleuvoir) et il (pleuvoir) pendant tout leur voyage.

[24] Cette phrase se trouve dans le cinquième récit : Paul (avoir) vingt ans quand il (avoir) son accident de montagne. Il (rester) huit mois à l’hôpital. Quand il en (sortir), il (être) très faible et très maigre : on (ne pas le reconnaître).

[25] Kim rapporte, à la demande de l’enquêtrice, l’explication donnée par son professeur :

E : Comment <le professeur a expliqué ?

K : <Comme le professeur le\ pendant oui il a remarqué pendant tout leur voyage (E : Hm) hm... pendant tout leur voyage + c’est déjà euh... ++ c’est déjà le temps + terminé ++

E : Ah oui le voyage est terminé.

K : Oui oui le voyage est terminé c’est pour ça hm... ++ oui passé composé.



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