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Université de Paris III – Sorbonne Nouvelle


L’analyse des valeurs du passé composé et de l’imparfait
par des apprenants coréens

Études de linguistique appliquée, n° 126, avril-juin 2002, pp. 169-179

 

Kim Jin-Ok[1]

Université de Paris III - DELCA

 

Résumé : Les commentaires métalinguistiques de trois apprenantes coréennes recueillis lors d’un exercice à trou sur l’emploi du passé composé et de l’imparfait français montrent les problèmes de leurs analyses de ces temps verbaux. On constate d’abord que les notions de base nécessaires à une analyse du temps et de l’aspect, telles que la notion temporelle inhérente à la sémantique du verbe et la notion d’intervalle occupé par un procès ne sont pas clairement établies. La clôture d’un intervalle, ainsi que les mises en relation d’intervalles se dégagent comme les majeures difficultés d’analyse, auxquelles l’enseignant devra apporter une aide pertinente.

 

 

1. Introduction

Quelle que soit la méthode d’enseignement qu’on y adopte, une classe de langue ne peut pas se passer de la grammaire. Tout simplement parce qu’une langue comporte des régularités et qui, avec les irrégularités ou les exceptions, constituent la grammaire d’une langue. Ces régularités rendent possible un enseignement déductif, inversement à la façon dont un enfant apprend la langue de son entourage. C’est pourquoi on suppose qu’une classe de langue constitue un « raccourci » d’apprentissage. Il existe deux aspects dans l’apprentissage d’une langue étrangère ainsi conçu : l’acquisition de connaissances grammaticales d’une part, et l’automatisation de l’utilisation de ces connaissances à l’oral, d’autre part. Si l’on pense, avec Carlo (1997), qu’une situation d’« interaction duelle pédagogique » est plus favorable que les autres situations pédagogiques à l’automatisation de l’utilisation des connaissances acquises ou à leur « instrumentalisation », une classe de langue traditionnelle peut difficilement arriver à accomplir cette tâche, compte tenu de l’insuffisance de temps et du nombre des élèves. La situation de classe nous semble ainsi mieux adaptée pour l’acquisition de connaissances grammaticales, qui, bien conçues et bien présentées, constitueront une aide indéniable pour les apprenants.

 

Dans l’enseignement de toute discipline, il est notoire que ce que les apprenants assimilent réellement d’une leçon n’est pas toujours ce que l’enseignant pense transmettre. L’apprentissage de la grammaire d’une langue étrangère ne fait pas exception. De nombreux enseignants de français langue étrangère témoignent, en particulier, des difficultés rencontrées par les apprenants pour acquérir l’expression de la temporalité, notamment les relations entre les valeurs correspondant à différentes formes morphologiques verbales. Dans ce contexte, l’idéal est d’avoir accès à ce que comprennent réellement les apprenants pour pouvoir intervenir sur leur raisonnement dans la compréhension qu’ils ont de ce phénomène linguistique temporel.

 

C’est dans cette perspective que nous présenterons ici quelques problèmes que nous avons relevés dans la conception et l’analyse que font trois apprenantes coréennes (Kim, Lee, Kang) de niveau avancé sur les temps passés du français, notamment, du passé composé et de l’imparfait. Ces observations sont formulées à partir de leurs commentaires métalinguistiques oraux lors d’un exercice à trou[2], accompli à deux reprises dans un entretien avec nous-même[3] à deux ans et demi d’intervalle en moyenne.

 

2. Fonctionnement du passé composé et de l’imparfait

Outre le présent, le passé composé et l’imparfait nous semblent les temps verbaux qui doivent être maîtrisés prioritairement, car la référence au passé est en effet plus fréquente que la référence au futur. Toute la question est de montrer en quoi les temps imparfait et passé composé sont différents.

 

Avec le passé composé, on voit un événement dans son ensemble, le début et la fin compris. La fin d’une action ou d’un événement est un élément important pour son emploi. Elle peut être indiquée par l’emploi du passé composé lui-même ou par la précision de l’intervalle de l’action à l’aide des circonstanciels temporels (ex. “Il a plu pendant tout leur voyage). Le passé composé a aussi la capacité de former le temps-repère d’un événement, et une suite de phrases au passé composé signifie, sans l’aide d’aucun autre moyen, que les actions ont eu lieu dans l’ordre des phrases. Discursivement parlant, c’est un temps de premier plan (Hopper, 1979, Weinrich, 1986). Le passé composé renvoie aux événements dans le passé, c’est-à-dire, avant le moment d’énonciation, mais combiné souvent à des verbes de types transitionnels qui finissent aussitôt qu’ils ont commencé, il peut renvoyer au présent, en se référant plutôt à l’état résultant de l’action. Ainsi, « il est parti » signifie plutôt l’état où il n’est plus là que l’action de partir elle-même.

 

Quant à l’imparfait, il ne peut pas constituer en lui-même un temps-repère, il s’appuie sur un temps déjà fixé. Il saisit un événement en considérant « une portion » entre le début et la fin. L’impression de « durée » est due notamment, selon Riegel et al. (1994), à ce non marquage de la fin d’action. Il est temporellement concomitant avec le temps-repère. Selon le type de verbe, il peut marquer un état (“Je l’ai accompagné à la gare”. Il y avait beaucoup de monde”) ou le déroulement d’une action au moment du temps-repère (j’ai rencontré Paul qui partait à Chamonix”). Avec ces caractéristiques, il marque souvent l’arrière-plan d’un récit (Weinrich, 1986)[4]. Toujours relié à un temps-repère, le procès[5] à l’imparfait entretient avec lui divers types de chevauchements : le chevauchement avec l’intervalle-repère peut être total (quand il était jeune, il était très maigre”), partiel (quand ils sont arrivés, il pleuvait”) ou multiple, par l’itération du procès sur l’intervalle-repère (à l’époque, je le voyais souvent”). La coïncidence des débuts des deux intervalles mis en relation est différente dans ces trois types de chevauchement.

 

3. Analyses des commentaires de trois apprenantes coréennes

L’exercice à trou qui a été utilisé est le suivant :

Mettre les verbes entre parenthèse au passé composé ou à l’imparfait.

1. Je (dormir) quand mon fils me (téléphoner) d’Australie hier soir.

2. Dimanche dernier, j’ai rencontré Paul qui (partir) pour Chamonix. Il (avoir) beaucoup de bagages et ses skis sur l’épaule. Alors, je l’(accompagner) à la gare. Il y (avoir) énormément de monde dans le train et il  (ne pas pouvoir) trouver de place assise.

3. Quand il (ouvrir) la porte, elle lui (sourire) et lui (dire) : « je t’ (attendre) ! »

4. Mes amis norvégiens (vouloir) depuis longtemps visiter la Bretagne. Ils y (partir) enfin la semaine dernière. Mais quand ils (arriver) à Rennes, il (pleuvoir) et il (pleuvoir) pendant tout leur voyage.

5. Paul (avoir) vingt ans quand il (avoir) son accident de montagne. Il (rester) huit mois à l’hôpital. Quand il en (sortir), il (être) très faible et très maigre : on (ne pas le reconnaître).

6.  Hier, un accident (se produire) au carrefour de la rue Cailloux et de l’avenue d’Italie. Il (pleuvoir). Un enfant d’une dizaine d’années (faire) du skateboard sur le trottoir de la rue Cailloux. Quand il (arriver) au carrefour, il (ne pas pouvoir) ralentir et (tomber) sur l’avenue d’Italie juste au moment où une voiture (arriver). Elle l’(heurter) violemment. Il n’y (avoir) qu’une seule personne à cet endroit là. Ce passant (courir) dans la cabine téléphonique d’à côté pour appeler Police Secours. Pendant qu’il (téléphoner), la voiture (filer). L’enfant (se retrouver) tout seul, il (avoir peur) et (réussir) à partir lui aussi ; pourtant il (avoir mal) sûrement ! Quand l’homme (ressortir) de la cabine, il n’y (avoir) plus personne ! Quand la police (arriver), c’est lui qu’elle (emmener) au Commissariat.

 

Dans l’exercice à trou en question, les commentaires de nos trois apprenantes portent sur ce qui fonde leur choix du temps verbal pour chaque verbe, auxquels on n’a le plus souvent pas accès quand on observe seulement la production. De plus, le fait de les avoir interviewées deux fois avec un délai entre les rencontres nous permet de voir la différence ou l’évolution de l’analyse qu’elles mettent en oeuvre, même pour les cas où le choix reste le même dans les deux entretiens.

 

Par rapport au coréen, les deux formes verbales du passé du français sont analysées, comme une division de forme et de fonction, tout comme les verbes espagnols ser et estar correspondent au seul verbe être en français. D’ailleurs, dans le second entretien, l’apprenante Lee remarque qu’en français il existe deux façons de marquer le passé, alors qu’en coréen, il n’y en a qu’une : « [pour marquer le passé] En général, on met -ôt en coréen. Mais en français, il y a aussi imparfait »[6].

 

3.1. Constante : choix de temps verbal et analyse discursive

Nous avons observé d’abord une certaine constance d’analyse dans les deux entretiens quand les mêmes choix de temps verbal ont été effectués : les verbes pour lesquels le passé composé a été choisi les deux fois sont analysés par les apprenantes Lee et Kim du point de vue discursif marquant le premier plan, et par l’apprenante Kang, du point de vue aspectuel du parfait (le fait qu’une action soit accomplie). Les verbes pour lesquels l’imparfait a été choisi lors des deux entretiens avec la même analyse concernent chez toutes les apprenantes l’analyse de l’arrière-plan. Ce phénomène nous montre que les fonctions discursives (premier plan, arrière-plan) des deux temps verbaux en français, phénomène bien connu chez les linguistes (Weinrich, Hopper), sont faciles à acquérir et peu sujettes au changement.

 

3.2. Problèmes d’analyse de nos apprenantes

Les commentaires métalinguistiques nous permettent également d’observer ce qui pose un problème ou ce qui fait défaut dans les analyses de nos apprenantes. Nous présenterons ici l’absence de quelques-uns de ces points importants pour la conceptualisation des deux temps. Ils constituent donc pour l’enseignant des éléments qu’il faut prendre en compte et sur lesquels il faudra insister dans son cours sur ces deux temps du passé.

 

3.2.1. Bornage de l’intervalle 

Les commentaires de nos apprenantes nous montrent qu’elles ne portent pas leur attention sur le bornage de l’intervalle d’un procès pour l’emploi du passé composé. Alors qu’une marque de délimitation d’un intervalle durant lequel se déroule une action ou un état, constitue précisément une des conditions pour son emploi. La phrase “il (pleuvoir) pendant tout leur voyage” en est un exemple, pendant tout leur voyage marquant les bornes de l’intervalle. L’apprenante Lee, interviewée une deuxième fois après deux ans et sept mois, choisit toujours l’imparfait au lieu du passé composé, en utilisant, lors du second entretien, les arguments de « répétition », « description de la situation », et de la notion de durée (« on considère la durée comme longue »). L’apprenante Kim choisit également l’imparfait, car « si on ne regarde que la période du voyage, c’est une action continue. L’état continu, donc l’imparfait ». Mais le passé composé est possible pour elle, « parce que pendant tout leur voyage, là, on parle après avoir terminé le voyage ». Car en effet, même pour une « action continue », lorsqu’elle se situe dans un intervalle borné ou clos, l’emploi du passé composé est nécessaire. Et le fait de parler d’un événement du passé, forcément terminé, n’impose pas automatiquement l’utilisation du passé composé.

 

L’apprenante Kang semble une exception en choisissant l’intervalle clos comme argument majeur de son choix du passé composé. Elle se souvient qu’on n’utilisait pas l’imparfait en présence de pendant. Mais la non-distinction entre pendant et pendant que la fera hésiter, lors du second entretien, sur le choix du temps pour le verbe téléphoner, dans pendant qu’il (téléphoner), la voiture a filé” : pendant, accompagné d’éléments marquant une durée quelconque (ex. pendant les vacances, pendant une semaine) marque en soi la clôture de l’intervalle, entraînant l’emploi du passé composé, alors que pendant que, suivi d’une proposition, exprime le déroulement d’une action ou d’un état et entraîne l’imparfait.

 

Une autre phrase, “il (rester) huit mois à l’hôpital”, relève du même argument de l’intervalle clos. L’apprenante Lee choisit l’imparfait dans le premier entretien parce que « c’est une durée par rapport à l’action de sortir ». Mais lors du second entretien, deux ans et demi après, elle choisit le passé composé. Son argument concerne l’intervalle clos cette fois-ci, mais au lieu de repérer huit mois, qui marque en soi la fin de l’intervalle, elle explique plutôt le bornage droit en utilisant l’information apportée par la phrase suivante, quand il est sorti de l’hôpital, (...)”. De même, l’apprenante Kim choisit l’imparfait dans le premier entretien, en disant que « ça a duré longtemps », et dans le second, deux ans et onze mois après, en utilisant toujours la notion de « durée », mais celle incluse dans le verbe (« ça aussi, le verbe de durée, donc restait »). Quant à l’apprenante Kang, pour un autre exemple, elle reste toujours sensible à la clôture de l’intervalle, et choisit le passé composé en disant : « dans un temps donné, il a plu constamment ». Nous constatons ainsi que, face à un procès, nos apprenantes retiennent davantage le caractère duratif et continuel que le caractère borné.

 

3.2.2. Confusion entre le lexique verbal et le rapport entre deux procès 

Les commentaires de nos apprenantes montrent aussi qu’elles ne distinguent pas dans leur analyse le niveau de la sémantique du verbe et le niveau relationnel entre deux procès, que ceux-ci se trouvent dans une phrase complexe ou dans une suite de phrases simples : le terme « action » est utilisé pour désigner à la fois le procès de premier plan lorsque deux procès sont mis en relation et le type de procès inhérent au verbe au passé composé ayant une borne interne. De même, le terme « état » est employé pour désigner à la fois le procès qui sert d’arrière-plan, marqué à l’imparfait, et le lexique verbal d’état ou d’activité qui n’a pas de fin. La confusion concerne notamment le verbe d’état (ou d’activité) et le procès servant d’arrière-plan lors de la mise en relation de deux procès. La notion de « durée » incarne cette confusion et celle-ci perdure jusqu’au second entretien. L’informatrice Kim choisit l’imparfait, lors du premier entretien, pour le verbe sourire parce que « le sourire, c’est une action (...) qui dure ». Lors du second entretien, elle choisit aussi l’imparfait pour le verbe rester, considéré comme un « verbe de durée ».

 

Chez d’autres apprenantes, la non-distinction entre le niveau du lexique verbal et le niveau relationnel entre procès rend contradictoires leurs propres explications. Elles en prennent parfois conscience par interaction avec nous-même, mais sans pouvoir s’en sortir. Pour le verbe reconnaître dans il était très maigre et faible : on ne le reconnaissait pas”, Kang choisit, lors du second entretien, d’abord le passé composé parce que c’est « momentané », en se référant ainsi à la notion de durée incluse dans le verbe lui-même. Mais à la question d’acceptabilité de l’emploi de l’imparfait, elle répond après une longue réflexion que c’est possible aussi, en disant, par une mise en relation, que l’imparfait indique, dans ce cas-là, « l’état » où il se trouvait quand il sortait de l’hôpital. Peu après, Kang prend conscience de la contradiction entre son analyse du type de procès inhérent au verbe (reconnaître est momentané) et son analyse en terme d’état : « Tiens, c’est un peu bizarre. Reconnaître est un verbe de perception. Est-ce qu’un verbe de perception peut rester dans un état ? C’est un peu bizarre. A mon avis, le sens du verbe lui-même joue aussi un rôle (...) ».

 

Le même phénomène est observé chez l’apprenante Lee, lors du premier entretien, à propos du choix de l’imparfait auquel elle est arrivée après un long tâtonnement, pour le verbe partir dans Dimanche dernier, j’ai rencontré Paul qui (partir) pour Chamonix”. Le procès à l’imparfait ayant été analysé auparavant comme « état » par Lee, par lequel elle entendait l’arrière-plan (procès durant lequel a lieu un autre événement), l’enquêtrice lui demande si partait est aussi l’état. A ce moment-là, Lee prend conscience du hiatus entre la désignation « état » et partait, qui est, comme le lui fait remarquer l’enquêtrice, une action, du point de vue du verbe.

 

Les cas de correspondance fréquents entre les deux niveaux comme le verbe dormir dans je dormais quand mon fils m’a téléphoné hier soir” sont sans doute à l’origine de cet amalgame. Mais la possibilité de l’emploi de l’imparfait pour des verbes de type transitionnel comme partir, sortir, arriver, démontre la nécessité de la distinction des deux niveaux d’analyse, même si cette combinaison semble plus difficile à concevoir (cf. Kihlstedt 1996)[7]. La distinction permet de sortir de la contradiction dans laquelle sont enfermées nos deux apprenantes et d’apprendre les jeux de perspective entre procès mis en relation selon le choix des temps verbaux et les types de verbes.

 

3.2.3. La notion de « durée »

Le terme « durée » est indispensable à l’explication de la référence temporelle et des phénomènes d’aspect mais il est à manipuler avec précaution, car il engendre des confusions de différents concepts, comme le montrent les commentaires de nos apprenantes. Par exemple, Kim utilise, dans le premier entretien, le terme durée tantôt dans le sens de la durée d’un intervalle durant lequel un procès est effectif, tantôt dans le sens du déroulement d’un procès (l’aspect imperfectif).

 

Outre le déroulement d’un procès, la notion de durée utilisée par nos apprenantes couvre trois choses différentes : a) elle peut renvoyer à la durée incluse dans la sémantique du verbe seul, b) à la durée de l’intervalle durant lequel un procès est effectif, c) ou encore la durée de l’intervalle d’un procès mis en relief avec un autre procès qui est inclus dans le premier (comme le procès de dormir qui inclut celui de téléphoner dans je dormais quand mon fils m’a téléphoné hier soir”). Dans le second entretien où Kim se montre beaucoup plus sensible au type de procès inhérent aux verbes, elle choisit l’imparfait pour le verbe sourire dans quand il a ouvert la porte, elle lui (sourire) et lui a dit : je t’attendais” : « souriait, d’abord, le verbe sourire, ça ne finit pas en une seconde, mais il dure un peu, donc elle n’a pas dû sourire la bouche entr’ouverte et fermer de nouveau la bouche comme ça. Je pense qu’elle a continué à sourire. C’est pour ça, l’imparfait ». Ses analyses sont basées sur deux références à la notion de durée : la durée du procès inhérent au verbe (« le verbe sourire, ça ne finit pas en une seconde ») et la durée de l’intervalle durant lequel est effectif un procès (« Je pense qu’elle a continué à sourire »).

 

L’apprenante Lee donne un autre exemple d’analyse de la notion de durée. Elle utilise d’une part, une notion de durée relative entre deux procès, reliés, l’un au passé composé, relativement plus court, et l’autre à l’imparfait, relativement plus long, et d’autre part, une durée subjective qu’un locuteur attribue à un procès, qui détermine l’emploi de l’imparfait, si la durée est perçue longue, ou celui du passé composé, si la durée est perçue courte. Cette notion de durée subjective est utilisée, dès le premier entretien, pour le verbe avoir mal dans il (avoir mal) sûrement” : Lee répond que les deux choix (passé composé ou imparfait) sont possibles selon les locuteurs, ce qui donne une liberté de choix : « c’est par rapport les gens qui parlent qui décrivent cette situation ».

 

La « liberté du locuteur » dans le choix des temps verbaux existe en effet mais pas dans la conception qu’en donne Lee. Elle réside dans le fait qu’un locuteur peut envisager et présenter un procès soit en déroulement (ou un état, selon les verbes), soit comme accompli, par rapport à l’intervalle qui sert de repère : elle ne consiste pas à juger d’une façon subjective et libre un intervalle donné comme court ou comme long. L’idée de la liberté dans le jugement de la durée d’un procès persiste dans le second entretien : elle met d’abord le verbe à l’imparfait pleuvoir dans il (pleuvoir) pendant tout leur voyage”. Mais à la question de l’enquêtrice de considérer l’emploi du passé composé, elle admet cette possibilité selon l’interprétation des adverbes ou des circonstanciels temporels : « [ici, pendant tout leur voyage], on peut mettre l’imparfait ou le passé composé selon ce qu’on pense de l’adverbe ». Mais cette idée de la durée subjective du locuteur coexiste avec l’idée de la durée relative entre deux procès : « [on peut mettre le passé composé] Si on considère le ‘pendant quelque chose’ comme une durée courte, par rapport à un autre événement qu’on raconte ». Or le procès pleuvoir dans cette phrase n’est pas mis en relation avec un autre procès, ce qui rend impossible de recourir au principe de relativité entre procès. Les deux principes dont Lee dispose (liberté du locuteur ou relativité subjective, et relativité de durée entre procès) sont vrais chacun séparément, et semblent s’appliquer dans des contextes distincts. Mais considérés ensembles, ils sont contradictoires dans ce cadre. Il est donc bien nécessaire d’insister sur le fait que la liberté du choix de temps verbal du locuteur ne réside pas dans l’interprétation subjective de la durée d’un intervalle, mais dans la mise en perspective des procès entre eux.

 

3.2.4. Chevauchement d’intervalles

Lorsque deux procès (ou plus) sont mis en relation, il est important pour l’apprenant de savoir que le choix du temps verbal a une conséquence sur le fait qu’ils se chevauchent ou non, et aussi sur le type de chevauchement. Certains types, notamment le chevauchement partiel d’inclusion d’un procès au passé composé dans un autre à l’imparfait semblent bien connus de nos apprenantes. Le repérage de ce schéma est d’autant plus facilité lorsque le procès à l’imparfait se combine avec un verbe de type d’état ou d’activité, et le procès au passé composé, avec un verbe borné ou transitionnel. Ainsi, les verbes dormir et téléphoner dans la phrase je (dormir) quand mon fils me (téléphoner) d’Australie hier soir” et les verbes arriver et pleuvoir dans Quand ils (arriver) à Rennes, il (pleuvoir) ont été bien mis respectivement à l’imparfait et au passé composé par toutes nos apprenantes, avec, une évaluation du type « c’est facile ».

 

Mais elles éprouvent des difficultés à reconnaître le même type de chevauchement dans d’autres contextes. Pour la phrase, quand il (ouvrir) la porte, elle (sourire) et lui a dit : je t’attendais”, Kim choisit, dans les deux entretiens, le passé composé pour le verbe ouvrir et l’imparfait pour le verbe sourire, tout en sachant que le procès de sourire a lieu après celui d’ouvrir la porte : elle privilégie dans son analyse le fait que le personnage féminin continue à sourire, (« En disant je t’attendais, je pense qu’elle souriait toujours ») et fait abstraction du fait que l’emploi de l’imparfait entraîne ici que le sourire a commencé avant l’ouverture de la porte. En fait, elle met en relation le procès de sourire avec le procès de dire, au lieu de le relier avec le procès d’ouvrir la porte. L’ordre des procès semble négligé au profit des connaissances du monde et l’imparfait prend en charge ici seulement la continuité du sourire.

 

L’apprenante Kang effectue une autre analyse des types de chevauchement pour la même phrase. Lors du premier entretien, le rapport entre le procès ‘ouvrir la porte’ mis au passé composé et l’autre ‘sourire’ à l’imparfait, est analysé comme un chevauchement total, où les deux procès se superposent exactement de bout en bout : « les deux actions se passent en même temps, vraiment en même temps », à la différence de l’analyse effectuée pour Je dormais quand mon fils m’a téléphoné hier soir qui relève pourtant du même schéma.

 

On observe donc bien que le fait d’avoir une connaissance ne signifie pas qu’elle est disponible dans tous les contextes pour l’apprenant. L’absence de constance d’attention sur les rapports entre procès, constatée également chez d’autres apprenants coréens, devra conduire l’enseignant à insister sur les types de chevauchements de différents procès mis en relation (par ex. série de procès au passé composé, série de procès à l’imparfait, combinaison de procès au passé composé et de procès à l’imparfait).

 

4. Conséquences des exercices et des exemples utilisés dans la classe 

Les témoignages d’apprenants coréens montrent également l’influence des exemples utilisés dans la classe dans leur compréhension du système du passé en français. Les cas relevés dans leurs témoignages concernent d’abord l’emploi alternatif du passé composé et de l’imparfait dans une certaine structure de phrase et les verbes utilisés dans la classe. L’apprenante Lee, dans le premier entretien, choisit l’imparfait pour le verbe arriver dans quand la voiture (arriver), c’est lui qu’elle [la police] l’a emmené”. Elle s’est demandé si on pouvait utiliser deux fois le même temps. Visiblement, l’emploi de deux passés composés la gênait. A la demande de l’enquêtrice, elle dit qu’elle avait travaillé « le passé composé et l’imparfait avec cette formule de phrase [phrase complexe avec les deux temps] ».

 

L’enseignement du passé composé et de l’imparfait en classe de français langue étrangère est effectivement souvent basé sur la contrastivité entre les deux temps. Le fait de montrer le contraste dans la même phrase, au moyen de phrases complexes induit cet effet imprévu chez les apprenants. Lee garde toujours l’idée d’emploi alternatif des deux temps au second entretien et dit qu’on peut utiliser en alternant le passé composé et l’imparfait pour les verbes ouvrir et sourire dans quand il (ouvrir) la porte, elle lui (sourire)”. Nous lui avons demandé si l’emploi de deux passé composés est possible. Elle répond : « J’ai pas tellement envie de dire comme ça mais je crois que j’ai déjà vu des phrases comme ça ». De plus, l’emploi alternatif des deux temps se fait dans une structure particulière de la phrase complexe : « Je ne sais pas si c’est correct mais, quand il y a une subordonnée qui commence par quand, et ensuite la principale, en générale, si on considère ça comme une règle, j’avais pensé que si l’une des deux est un arrière-plan et l’autre est un événement, pour l’un, on utilise l’imparfait, et pour l’autre on emploie le passé composé » .

 

Une autre apprenante coréenne à qui l’on a demandé de faire le même exercice a choisi l’imparfait dans il (pleuvoir) pendant tout leur voyage”, et justifie son choix en disant qu’elle a toujours vu le verbe pleuvoir à l’imparfait à l’école. Ces deux témoignages nous montrent l’importance de la structure et du choix de verbes dans les exemples utilisés pour illustrer les emplois du passé composé et de l’imparfait. La phrase-type qui est souvent utilisée est du type je dormais quand mon fils m’a téléphoné hier soir”. Dans cette phrase, le verbe mis à l’imparfait est un verbe d’activité, et le verbe mis au passé composé est un verbe borné. C’est le cas typique de la correspondance entre le rôle discursif de l’imparfait (arrière-plan) et du passé composé (premier plan) et le type de procès inhérent au verbe. Ce type d’exemple empêche de distinguer différents niveaux d’analyse (niveau du verbe, niveau discursif) et renforce la difficulté cognitive qui semble naturelle d’envisager un verbe transitionnel en déroulement (comme dans le cas de partir).

 

5. Conclusion

Comme l’explique bien Slobin (1996), face à un même événement, chaque langue opère un découpage du temps différent et choisit de marquer linguistiquement différentes portions de l’intervalle. L’acquisition du système temporel d’une langue étrangère nécessite ainsi un changement de vision profond au niveau conceptuel, d’où les difficultés de son apprentissage, quelles que soient les langues en contact.

 

Formés à un certain type de conception et de marquage temporels, les apprenants de différentes langues maternelles peuvent avoir des difficultés différentes dans leur acquisition des temps passés du français. Certaines que peuvent rencontrer les apprenants coréens ont pu être dégagées grâce à la sollicitation de commentaires métalinguistiques.

 

Les commentaires montrent que les notions de base nécessaires à l’analyse des phénomènes temporo-aspectuels ne sont pas évidentes. L’enseignant devra ainsi d’abord distinguer et expliquer 1) la notion de temporalité contenue dans la sémantique du verbe ; 2) la notion d’intervalle occupé par un procès et sa clôture qui détermine l’emploi du passé composé ; et 3) les types de chevauchements entre des procès mis en relation dans une phrase complexe ou dans l’organisation discursive. Pour la présentation de ces concepts de base, l’enseignant choisira des termes métalinguistiques clairs qui ne provoquent pas d’ambiguïtés (contrairement à durée, etc.) et les illustrera avec de bons exemples qui permettent aux apprenants d’identifier clairement ces concepts. L’accent sera mis particulièrement sur la distinction entre deux niveaux, d’une part, le niveau lexical, c’est-à-dire, la temporalité incluse dans la sémantique de verbe, et d’autre part, le niveau relationnel entre procès, qui se situe au niveau phrastique ou discursif. Pour cela, il faudra fournir aux apprenants des exemples et des exercices textuels qui puissent montrer tous les jeux de valeurs temporo-aspectuelles et discursives que peuvent engendrer les différentes combinaisons entre les procès au passé composé et à l’imparfait, combinés eux-mêmes avec différents types de verbes.

 

 

 

 


 

Bibliographie

CARLO, Catherine. 1997. Caractère structurant de l’interaction duelle dans l’acquisition d’une étrangère, Thèse de nouveau régime, Sciences du langage, l’Université de Paris VIII, 257 p.

HOPPER, Paul J. 1979. « Aspect and Foreground in Discourse », in Syntax and Semantics, vol. 12, Discourse and Syntax, Talmy Givon (ed.), NY, London, Toronto, Sydney, San Francisco : Academic Press, pp. 213-241.

KIHLSTEDT, Maria. 1998. La référence au passé dans le dialogue. Etude de l’acquisition de la temporalité chez des apprenants dits avancés de français, Thèse pour le doctorat, Institutionen för franska och italienska, Université de Stockholm, Cahiers de la recherche 6, 277 p.

MONTREDON, Jacques. 1981. Enseignement des temps verbaux à un public d’étudiants japonais dans une didactique du français langue étrangère. Thèse de doctorat de troisième cycle, linguistique et enseignement du français, Université de Franche-comté, Besançon, 263 p.

NOYAU, Colette. 1991. La temporalité dans le dicours narratif : construction du récit, construction de la langue, Thèse pour le diplôme national d’habilitation à diriger des recherches, sciences du langage, Université de Paris VIII, 2 vol., Chapitre II : La temporalité dans le discours et dans l’acquisition des langues, pp. 39-75.

RIEGEL, Martin. PELLAT, Jean-Christophe. RIOUL, René. 1994. Grammaire méthodique du français, Paris : Presses universitaires de France, 646 p.

SLOBIN, Dan Isaac. 1996. « From ‘thought and language’ to ‘thinking for speaking’ » , in John. J. Gumperz, Stephen C. Levinson (eds.), Rethinking Linguistic Relativity (Studies in the social and Cultural Foundation of Language, n°17), Cambridge University Press, pp. 70-96.

WEINRICH, Harald. 1989. Grammaire textuelle du français, Paris : Alliance française, Didier-Hatier, 671 p.

 

 



[1] Pour tout commentaire, kimjinok@yahoo.com

[2] Cet exercice à trou était utilisé au départ dans une classe de remise à niveau, destinée aux étudiants étrangers inscrits à l’Université de Paris III en 1995.

[3] Ces entretiens métalinguistiques se sont effectués dans le cadre d’une thèse de nouveau régime en cours à l’Université de Paris III.

[4] On notera que l’imparfait peut aussi marquer le premier plan comme dans j’ai vu Paul qui sortait de l’hôpital.

[5] Un “procès” désigne ici l’ensemble d’un prédicat et de ses arguments. Nous utilisons ce terme car il permet d’indiquer aussi bien une action qu’un état.

[6] Dans les extraits du corpus présentés dans cet article, nous avons enlevé d’autres signes de transcription (pauses, hésitations, expressions maladroites ou erronées) pour faciliter la lecture et la compréhension.

[7] Cette difficulté cognitive est également observée chez nos apprenantes. Ainsi, elles n’ont rencontré aucune difficulté à employer l’imparfait avec des verbes d’état et d’activité (Je l’ai accompagné à la gare. Il y avait énormément de monde dans le train”.), contrairement aux verbes transitionnels avec lesquels elles ont eu le plus d’erreurs (il n’a pas pu ralentir et est tombé juste au moment où une voiture arrivait” ; “on ne le reconnaissait pas” ; “j’ai rencontré Paul qui partait pour Chamonix”).



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