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Université de Paris III – Sorbonne Nouvelle
GDR 01130 CNRS : Groupement de recherches sur l'acquisition des langues

 

Amsterdam, le 5 novembre 1997

Colloque : Les langues dans l'Europe communautaire

Section A. L'acquisition des langues étrangères (ou secondes)

 

 

L'acquisition de la référence nominale
chez des apprenants coréens de français langue étrangère :
le cas de la référence des syntagmes nominaux étendus "SN de SN"




1. Considérations générales : la recherche sur l'acquisition d'une langue étrangère et les activités métalinguistiques chez l'apprenant

 

           A la suite de l’analyse des fautes et de l'analyse contrastive, l'article de Corder en 1967, où il a postulé l'existence de règles dans le langage de l'apprenant (communément appelé interlangue suite à Selinker, 1972) a marqué un grand tournant dans l'analyse des productions de l'apprenant. Cet article a fondé un nouveau domaine de linguistique : l'acquisition de langues étrangères (Pujol et Véronique, 1991).

 

            Dans ce domaine, on a essayé depuis de dégager les processus mentaux de l'apprenant, et leur interaction avec l'environnement linguistique. Les questions qu'on s'est posées tournent autour de quelques grands axes : la systématicité de l'interlangue, les processus cognitifs sous-tendant l'acquisition de la langue étrangère, la représentation métalinguistique, et le rôle de l'interaction dans l'acquisition (Véronique, 1996-1997).

 

            L'objet de cette communication concerne le volet métalinguistique. Plusieurs chercheurs avancent que l'activité métalinguistique est omniprésente lors de l'appropriation d'une langue étrangère (De Pietro, Matthey et Py, 1988, Porquier et Vivès, 1993, Vasseur et Arditty, 1996, Trévise, 1993, 1994, 1996). Ce caractère n'est pas spécifique à la situation de communication exolingue et d'apprentissage d'une langue étrangère. Comme le dit à juste titre Trévise (1994), cette activité métalinguistique se manifeste, aussi bien dans une interaction entre natifs (Authier-Revuz, 1995) que chez les enfants apprenant leur langue maternelle (Bonnet et Gardes-Tamine, 1985). Seulement, on peut supposer que dans le cas d'un adulte acquérant une langue étrangère, cette activité métalinguistique est beaucoup plus importante. Certains disent, en dépassant ce niveau de constatation, que ce travail métalinguistique est nécessaire ou même inhérent à l'acquisition d'une langue étrangère (Gauthier, 1982, Py, 1982, Arditty, 1991,Vasseur, 1992).

 

            A partir du moment où l'on constate la présence de cette activité par divers types de traces observables (dans une situation d'interaction avec un natif par exemple : auto-corrections, hésitations, reformulations, séquences potentiellement acquisitionnelles ; dans une situation d'enquête plus formelle : les verbalisations, jugements de grammaticalité, etc.), et à partir du moment où l'on postule l'hypothèse de sa nécessité, on peut entreprendre une recherche sur ce thème, ne serait-ce que pour vérifier cette hypothèse, et pour savoir dans quelle mesure et comment le travail réflexif intervient dans le processus de l'acquisition.

 

            L'étude des données métalinguistiques dans la recherche des productions de l'apprenant a fait l'objet d'une polémique de méthodologie. Pour Corder et Adjemian, les données "intuitionnelles" (les données métalinguistiques) étaient nécessaires, alors que pour Selinker, les seules données valables étaient les "données textuelles" (les productions de l'apprenant dans une interaction), selon les termes de Corder. D'autres pensaient que ces deux positions étaient réconciliables en choisissant bien les informateurs et les parties de leur interlangue sur lesquelles ces derniers sont invités à énoncer des jugements métalinguistiques (Chaudron, 1983).

 

            Pour beaucoup, les données métalinguistiques, que ce soit dans des interactions (Vasseur et Arditty 1996), ou dans des verbalisations de règles ou de réflexions (Dabène et Martin-Saurat 1979, Giacobbé et Lucas 1982, Trévise et Demaizière 1991, Porquier et Vivès 1993), constituent en soi un objet concret d'observation, et peuvent apporter un élément d'éclaircissement du processus de l'acquisition. Il reste toujours le problème d'interprétation de ces données, mais on peut les considérer comme un moyen d’observation indirect des processus mentaux (Trévise, 1994), et il me semble nécessaire, comme Trévise (1996), de continuer les recherches, en utilisant, pour l'instant, des méthodes heuristiques.

 

            Plusieurs méthodes de recueil sont possibles : les entretiens, le traditionnel jugement de grammaticalité ou d'acceptabilité, l’auto-confrontation, les verbalisations de règles, de réflexions, et d'hypothèses, les verbalisations en temps réel à haute voix, ou après coup, les journaux de bord, les tests sur papier, ou comme le proposent Vasseur et Arditty (1996), les traductions intérieures pour soi, les auto-explications. On a suggéré l'utilisation simultanée de plusieurs méthodes pour ne pas fausser les données par l'emploi d'une seule méthode. Dans mon étude, j'ai utilisé essentiellement les verbalisations et les auto-confrontations dans une interaction avec l'enquêteur.

 

            Une mise en accord terminologique s'impose en ce qui concerne le terme métalinguistique et ses acceptions différentes selon qu'on est linguiste ou psycholinguiste (Gombert 1990). Et quand on parle des activités métalinguistiques, selon l'objet d'attention ou de réflexion, ou encore selon l'accompagnement de conscience ou non, les auteurs établissent une typologie différente (Bouchard et Nuchèze, 1987, Gombert, 1990, Culioli, 1979). Vasseur (1992) a opté, à ce propos, pour l'expression plus générale activités réflexives, pour englober ces diverses acceptions. Pour ma part, dans cet article, j'emploie les termes métalinguistique et réflexif comme synonymes, désignant tout raisonnement ou réflexion de l'apprenant pour l'induction de règles de la langue cible. Pour cette raison,  la dichotomie heuristique proposée par Trévise (1996) me semble utile pour distinguer le type de données métalinguistiques de mon corpus. Trévise distingue le discours métalinguistique et le métalinguistique.

 

            a) Le métalinguistique renvoie à toutes les traces observables de la réflexivité constitutive de l'activité langagière elle-même, allant des gestes, sourires, aux diverses traces hétérogènes témoignant d'une prise de distance par rapport à ses propres productions ou celles  de l’interlocuteur dans l'interaction. C'est une acception élargie jusqu'à l'extra-linguistique, par rapport à celle du linguiste pour qui le métalinguistique se limite traditionnellement strictement au langage.

           

            b) Le discours métalinguistique renvoie à des observables qui ont pour objet à la fois les codes linguistiques, la communication, et les représentations sur les langues et l'apprentissage. Ce sont les discours des linguistes, des enseignants de langues, des apprenants de langue première ou de langue seconde, où il y a objectivation consciente des phénomènes linguistiques.

 

Mon corpus relève du discours métalinguistique, étant donné qu'il est constitué essentiellement d'interactions métalinguistiques entre apprenant et enquêteur. La tâche de l'apprenant est de dégager et de verbaliser la règle ou son hypothèse de règle sur les phénomènes linguistiques qu'on lui présente.

 

            Ce qui me paraît important de distinguer pour ce présent article est de savoir sur quel plan on situe les activités métalinguistiques. D'ailleurs la dichotomie de Trévise répond implicitement à cette question. Parle-t-on d'une situation de communication en temps réel ? Ou d'une situation de réflexion hors interaction ? Et même dans une situation d'interaction en temps réel, il y a nécessité à distinguer la production et le produit, celui-ci étant observable, comme interlangue de l'apprenant, et celle-là, non observable, comme opération mentale (Trévise 1994). Cette différence de plan d'intervention des activités métalinguistiques a été utilisée, par ailleurs, par Bialystok dans ses analyses, en terme de connaissances métalinguistiques et de contrôle (Bialystok, 1982, 1990).

 

            L'étude que je présente ici traite les connaissances et les activités réflexives qui, dans le discours métalinguistique de l'apprenant, sont verbalisées dans une situation d'enquête. Les connaissances et les activités relèvent respectivement du produit et de la production ci-dessus. Il s'agira des connaissances quand les sujets ont des réponses déjà prêtes, quand ils sont face à des phénomènes dont ils connaissent, ou ont découvert même provisoirement, une règle. Il s'agira des activités, quand ils ne connaissent pas le fonctionnement de ces phénomènes, et qu'ils doivent réfléchir sur place à haute voix en verbalisant le raisonnement dans leur recherche de règle.

 

            Le choix des faits linguistiques qu'on soumet à la verbalisation de l'apprenant est aussi important. Dans quelques études menées sur les connaissances métalinguistiques et la pratique chez des informateurs, beaucoup de sujets répétaient en fait les règles qu'ils avaient apprises dans la classe, et ce, même devant des exemples qui les remettaient en cause (Giacobbe et Lucas 1982, Trévise et Demaizière 1991). C'est pour cette raison que dans mon étude, j'ai choisi un fait linguistique qui n'est pas exploité, pour le malheur des apprenants, par la linguistique, et qui n'est pas souvent traité dans une classe de français langue étrangère. Quand les informateurs n'ont pas de règles prêtes à verbaliser, ils sont obligés de réfléchir par eux-mêmes, avec les moyens linguistiques et métalinguistiques dont ils disposent. Cette situation offre un terrain d'observation relativement vierge de facteurs extérieurs.

 

2. Présentation de l'étude

            Cette étude porte sur l'acquisition de la référence nominale de quelques apprenants coréens adultes de français langue étrangère, âgés entre 23 et 34 ans et qui résident à Paris. Ils apprennent le français depuis une période comprise entre huit mois et quatre ans, au moment de l'enquête. Cette enquête a duré selon les informateurs entre un an et dix huit mois.

 

            J'ai tenté d'observer l’acquisition de la référence nominale à l'aide de syntagmes nominaux spécifiques, constitués d'un premier syntagme nominal et un deuxième relié par la préposition de, comme l'histoire de France, une maison de campagne, fête de la musique, etc. Mon point d'observation porte sur le SN, et plus particulièrement sur la présence ou l'absence d'un déterminant, l'article défini en l'occurrence, qui différencie par exemple, histoire de France et histoire de la France. L'acquisition consiste donc à maîtriser l'ajout ou l'omission de l'article défini selon le sens qu'on veut exprimer. Les SN traités ici prennent donc les deux formes suivantes :

           

            N + de + N

            N + de + article défini + N.

 

            L'objectif de cette étude était de voir, premièrement, comment procèdent mes informateurs dans leur réflexion pour trouver les règles qui régissent les expressions comportant ces schémas, et deuxièmement, comment ils procèdent en production ou en compréhension.

 

            Pour l'observation de leurs réflexions, je leur ai proposé de commenter leurs propres productions, et d'autres expressions que je leur ai proposées, ainsi que celles qu'ils ont proposé eux-mêmes. Dans ces verbalisations métalinguistiques, on trouve des critères qu'ils utilisent pour la production, ou les règles qu'ils avaient apprises ou qu'ils pensent avoir trouvées. Quant à l'observation de leur pratique, j'ai utilisé des conversations non formelles que j'ai eues avec eux en français.

 

            Pour cette étude, n'étant pas moi-même locutrice native, j'ai dû recourir à la compétence d'un natif pour juger de l'acceptabilité des expressions, et pour l'identification de la forme standard, ainsi que la différence de sens éventuelle. D'ailleurs les difficultés que j'ai éprouvées moi-même avec ce type d'expression en tant qu'apprenante ont été l'une des raisons de mon intérêt pour cette étude.

 

2.1. Les différentes possibilités

            Le choix entre N de N et N de + article défini N est un des points difficiles dans l'apprentissage du français. L'apprenant étranger est confronté à diverses occurrences de ces expressions qui se présentent tantôt comme des mots composés invariables comme pomme-de-terre, tantôt comme des mots qu'on peut composer soi-même.

 

            De plus, ce problème ne concerne pas uniquement la référence nominale mais aussi des expressions verbales (comme mourir de maladie mais mourir de la peste ou mourir du SIDA), que je ne traite pas ici.

 

            Les occurrences que l'apprenant peut rencontrer peuvent être classées dans un premier temps dans des catégories suivantes :

 

            1) Le cas de pomme de terre  est un cas où le SN en entier est une seule unité et figée. C'est un cas simple à apprendre dans la mesure où c'est l'équivalent d'un mot comme livre, mais qui est fait de plusieurs mots en français. Il suffit donc de l'apprendre par coeur pomme de terre plutôt que *pomme de la terre.

 

             2) Le cas, concernant la préposition de sans article, où les premier nom + préposition constitue un bloc qui permet de commuter la deuxième partie après la préposition :

 

            - une sorte de statue, une sorte de fruit, une sorte de jouet, etc.

            - une question de temps, une question d'argent, une question de politique,

 

Ces cas supposent aussi un apprentissage par coeur de ce type de schéma.

 

            3) La partie figée peut être la deuxième partie du SN : maison de rêve, voiture de rêve, femme de rêve, etc. Ce cas est beaucoup moins nombreux.

 

            4) L'apprenant rencontre également des cas où, pour une expression donnée, les deux possibilités, avec et sans article existent simultanément sans différence de sens pour un natif :

 

             - histoire de France / histoire de la France

            - recherche d'indépendance / recherche de l'indépendance

 

            5) Quand les deux possibilités existent en provoquant une différence de sens, la tâche de l'apprenant est beaucoup plus difficile :

 

            - la vie de moine (le type de vie que mène la catégorie moine) / la vie du moine (la vie d'un moine particulier)

            - un rêve d'enfant  (un rêve qu'on fait pendant l'enfance) / le rêve de l'enfant (le rêve d'un enfant spécifique)

 

Ici, le schéma avec sans article a un sens générique alors que les mêmes expressions avec l'article a un sens spécifique.

 

            - le choix de vie (le choix d'un type de vie qu'on peut mener en terme de métier, de lieu d'habitation, d'horaires de travail, etc.) / le choix de la vie (la vie dans le sens contraire de la mort)

 

Dans cet exemple-là la présence de l'article défini entraîne un changement de sens du nom.

 

            - une époque de romantisme  (une époque  romantique) / l'époque du romantisme (époque où est née ou s'est répandue le mouvement artistique appelé romantisme)

 

            6) L'apprenant est confronté aussi à des SN où le choix d'un seul schéma est possible en excluant l'autre.

           

            - le pont de pierre au lieu de* le pont de la pierre

            - un verre d'eau /*un verre de l'eau

            - le musée de l'homme /*le musée d'homme

            - la beauté de la musique /*la beauté de musique

            - le domaine des religions /*le domaine de religion

 

2.2. Recherche de règles

            Dans ce contexte d'apparence chaotique, l'apprenant peut se perdre et il doit trouver une ou des règles qui lui permettent de comprendre le sens exact, et surtout d'être capable de produire le sens qu'il veut exprimer.

 

            Voyons comment mes informateurs réfléchissent. D'abord sur le plan de compréhension, ils perçoivent le sens différemment selon que l'expression donnée est de avec ou sans article. Par exemple pour une expression d'une informatrice, *problème de la religion, mes informateurs perçoivent une différence par rapport à problème de religion. Un informateur dit que problème de religion est moins précis que problème de la religion. "C'est un problème très très global, plus global que problème de la religion." Pour une autre apprenante, dans problème de la religion, il s'agit du “problème dans certaines religions, c'est un peu objectif, loin de la personne qui le dit". Alors que problème de religion peut exprimer tantôt le problème dans la religion, et le problème personnel qu'une personne peut avoir avec une religion. Pour une autre informatrice, problème de religion est plus général qu’un problème de la religion. Dans la première expression, "la religion elle-même est un problème pour le locuteur" et dans problème de la religion, "c'est un problème qu'a une personne avec sa religion. Il commence à en douter, par exemple".

 

            Pour les expressions histoire de France et histoire de la France, une informatrice dit que "sans article, ça donne une idée générale". Et "avec l'article, ça indique quelque chose, c'est-à-dire histoire de la France du moyen âge, histoire du sud de la France." Pour l'expression maison de rêve, une informatrice dit que c'est "pour indiquer une image générale des gens." "C'est une description de cas général, il n'y a pas de sens subjectif." Mais quand on dit maison du rêve, selon elle, "il y a une relation avec celui qui parle."

 

            En général, comme on a pu voir dans ces  commentaires, à part quelques oppositions particulières et intéressantes à noter (caractère objectif / personnel ou subjectif), leur réponse convergent à peu près sur la même notion. Le schéma de + N a un sens plus global, plus général qu'avec l'article. D'où la règle d'une des informatrices : "quand on met l'article, on met plus de valeur singulière et particulière. Mais sans article, c'est un peu général." En disant cela, elle se montre en même temps consciente de la validité partielle de la règle. Elle dit "mais cette règle n'explique pas le cas de problème de et de la religion."

 

2.3. Critères proposés par les informateurs :

            Les critères proposés par les informateurs sont les suivants : une informatrice dit que si en coréen il n'y a pas de particule / préposition (en coréen N2 N1 devient en français N1 de N2 ), on peut enlever l'article devant le deuxième nom. L'informatrice dit elle-même que "ça ne marche pas toujours mais ça marche assez bien". Effectivement, j'ai constaté moi-même que ce critère marche pour une voix de femme et la voix de la femme pour lesquels la traduction en coréen comporte aussi une différence de sens, mais pas pour choix de vie et choix de la vie.

 

            La même informatrice dit par ailleurs pour l'expression la boîte d'allumettes : "ce qu'on désigne c'est la boîte et non des allumettes. Qu'il y ait des allumettes ou non dans la boîte, ça m'est égal. Ce qu'on souligne, c'est la boîte."

 

            L'apprenant procède souvent par la création de petites catégories dont il vérifiera au fur et à mesure la validité. Le professeur ou le linguiste procèdent ainsi eux-mêmes à la création des catégories qu'on peut trouver dans les manuels. Mais il ne s'agit pas toujours des mêmes catégories que celles des apprenants.

 

            Pour la structure N de N, les apprenants peuvent recourir à certaines catégories déjà existantes comme matière (ex : maison de pierre), quantité, mesure (ex : 2 kilos de viande, 5 ans d'expérience, un verre de vin), etc., ou des catégories ad hoc comme uniformité / dissemblance  qu'on peut observer chez une informatrice qui s'en sert pour expliquer son utilisation de schémas différents pour chacune des expressions une boîte d'allumettes et *une boîte des bijoux : les allumettes sont toutes identiques alors que les bijoux sont différents, d'où la nécessité de l'article.

 

2.4. Quelques critères spécifiques à certains cas :

            On trouve aussi quelques critères que certains informateurs semblent appliquer à des cas spécifiques. Pour une informatrice, on met un article défini pour les noms de disciplines : ex. histoire de l'art. Une autre informatrice établit la relation entre le premier SN et le deuxième par une notion de pour ou contre : quant à lunettes de soleil, ce sont des lunettes contre le soleil. Une autre informatrice dit que quand c'est le nom de matière, on utilise de + N, par exemple histoire de France. Quand on dit histoire de la France, il s'agit d'une histoire d'une époque particulière.

 

            Certains informateurs ont fait part de l'enseignement qu'ils ont reçu sur ce point :

 

            a) Un professeur de FLE de la Sorbonne dit que dans N de N, quand le 2e nom n'a pas d'article, il faut le prendre comme un seul bloc. C'est un seul mot. On peut remplacer le groupe par un synonyme (ex. le manque d’eau = la sécheresse).

 

            b) Un professeur d'université dit que pour N de + article N, c'est une double dénomination. Dans la lettre du père, on désigne d'une part la lettre, et d'autre part, le père. Mais dans la vie de ville, de ville est une caractérisation de la vie. Cela signifie la vie citadine. (Ce qui est un exemple erroné car on ne dit pas *la vie de ville). Ce qu’on désigne c’est seulement le premier N, la vie, mais celui-ci est caractérisé par de N.

 

2.5. Pratique des apprenants

            Les apprenants peuvent avoir conscience de leur propre pratique, qui peut s'avérer juste ou fausse. Il semble que, d'après quelques verbalisations de leur  pratique, ils ne pensent pas à ce problème d'article dans une situation réelle de communication. Effectivement, dans cette situation, la bonne transmission de leur intention communicative prime sur la bonne forme. De plus, ils n'ont pas assez de temps et de disponibilité cognitive pour la mise en forme, même s'ils souhaitent parler correctement.

 

            Pour les expressions problème de/ de la religion, une de mes informatrices dit que "quand je parle, je ne fais pas la différence. Dans SN de SN, j'oublie souvent l'article." Une autre informatrice, à qui j'ai demandé comment elle dirait, quand un agent de police l'interrogerait pour un meurtre qui a eu lieu chez son voisin, sur ce qu'elle aurait entendu. Il s'agissait de choisir une des expressions parmi la voix d'une/ de/ de la femme. "Mais quand ça m'arrivait, je dirais n'importe quoi. Ah une voix de la femme, une voix de femme". Dans les productions réelles de mes informateurs lors d’une conversation non formelle, on observe que le plus souvent, ils ont davantage tendance à utiliser la structure N + de + article + N à la place de N + de + N  (*notre choix de la vie au lieu de notre choix de vie, *cinq ans de l'expérience, *père de la famille, *un problème de la religion, *rôle de l'intermédiaire, *la beauté de la Corée, *mon rêve de l'enfance, *sa profondeur de l'esprit, etc.), y compris dans le cas d'autocorrection d'une forme correcte (trois ans de... *du service militaire, différence de... + *de la nuance).

 

            Ils utilisent aussi la forme N de N quand il est nécessaire d'employer un adjectif : *ville de port / ville portuaire, *roman d'Allemagne / romand allemand, ou bien ils utilisent la forme N de Adj au lieu de N + adj : *examen d'administratif, *idée de globale, *Institut de catholique. Ils utilisent également la forme N + adj à la place de N de N : *cours philosophique / cours de philosophie. Le problème ici est le choix entre un adjectif et un nom comme complément.

 

            De plus, plusieurs formes fautives peuvent coexister : *cours philosophique / *cours de la philosophe. Cette diversité d’expressions des apprenants montre leur difficulté de compréhension de ce système (N de [article] N) qui s’avère finalement plus complexe qu'on le croit. En fait, il faut également le mettre en rapport avec le schéma N adj, comme le montrent les productions de certains apprenants, qui reflètent sans doute leurs hypothèses inconscientes. On constate que sur l'intervalle d'un an, il n'y a pas beaucoup de progression, autant dans la pratique que dans les explications métalinguistiques.

 

 

3. Conclusion

            Si les apprenants ont appris une règle dans le cadre d'un enseignement, ils peuvent la reproduire quand on leur demande une explication. Mais on constate que parfois la règle donnée par l'enseignement n'a pas été clairement comprise ou qu'elle n'est pas applicable facilement par les apprenants. Quant aux critères proposés dans leurs commentaires métalinguistiques, ils sont davantage une justification après-coup que des critères de production. Souvent, il s'agit d'une règle ad hoc pour l'exemple traité, comme on a pu voir avec une informatrice qui justifie ainsi une différence entre histoire de France et histoire de la France.

 

            Les règles des enseignants dont mes informateurs m'ont fait part ne sont pas forcément prêtes à l'emploi pour les apprenants. Par exemple, le fait de caractériser le groupe comme "un seul bloc" peut concerner le plan de la compréhension, sans être utile à celui de la production, ou bien il semble incomplet. Cette notion peut-elle permettre de décider entre "pont de pierre" et “pont de la pierre” ? De même, le fait de distinguer la relation entre les deux SN par la notion de "caractérisation" et celle de "double dénomination" pose un problème pour l'apprenant. Il doit transformer une règle déclarative de cet ordre en règle procédurale la plus simple possible (ex. mettre l'adjectif avant / après le nom).

 

            On s'aperçoit que les exemples non pertinents et des catégories partielles de l'enseignement égarent autant l'apprenant que les catégories ad hoc que celui-ci utilise. Dans cette situation, on en est réduit à dire qu'avec l'habitude, l'apprenant doit avoir l'intuition de ce qu'il faut dire. La problématique métalinguistique de l'apprenant est de dépasser des règles ad hoc provisoires et de trouver des règles de plus en plus généralisables.

 

            Comme le dit bien Klein, l'apprentissage d'une langue étrangère est un travail long et laborieux. A la suite de cette étude certes longitudinale mais pas assez suffisamment longue pour couvrir la fin de l'apprentissage des expressions SN de SN, on ne peut pas présenter des arguments définitifs qui permettent d'élucider les impacts des activités réflexives dans les processus d'acquisition. Mais les indices tels que les catégories (ad hoc ou non) utilisées par les apprenants ainsi que leurs raisonnements me semblent significatifs. On peut penser que, bien qu’obtenus dans une situation semi-expérimentale, leurs raisonnements se déroulent à peu près de la même façon. L'amélioration de la méthode d'enquête et la multiplication de recueils de données apporteront de plus en plus de précisions dans ce débat encore ouvert.

 

 

 

Bibliographie

 

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Vasseur, M-T. ; Arditty, J. (1996) : "Les activités réflexives en situation de communication exolingue : réflexions sur quinze ans de recherche", Acquisition et  Interaction en Langue Etrangère, 8, pp. 57-87.

 

Véronique, D. (1996-1997) : Cours de D.E.A. à l'Université de Paris III, “Acquisition et apprentissage de langues secondes”.

 



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