Accueil KIM Jin-Ok
Université de Paris III – Sorbonne Nouvelle


Actes du XXIIe Congrès international de linguistique et de philologie romanes,
vol. IX, Tübingen : Max Niemeyer Verlag GmbH, pp. 133-142,
Communication présentée au XXIIe Congrès International de linguistique et philologie romanes,
23-29 juillet 1998, Bruxelles.



Les verbalisations métalinguistiques d'apprenants coréens de français : quelles catégories notionnelles pour apprendre et enseigner une langue étrangère ?

 

KIM Jin-Ok (Université de Paris III)

Introduction

L’apprentissage d’une langue étrangère par l’adulte scolarisé est un processus particulièrement riche en activités cognitives au moyen desquelles il cherche à comprendre le système linguistique de la langue cible pour pouvoir communiquer dans cette langue. La catégorisation est l’une de ces activités cognitives qu’on peut observer dans les verbalisations métalinguistiques de l’apprenant. Dans cette étude, on observera ce phénomène chez des apprenants coréens de français. On constatera notamment le recours aux catégories différentes, existantes et apprises, ou créées par eux-mêmes. Ce constat a une double utilité. D’une part, les raisonnements suivis par nos informateurs dans leur recherche de catégories adéquates laissent entrevoir une partie du processus mental mis en œuvre dans l’acquisition d’une langue étrangère. D’autre part, les difficultés que montrent leurs commentaires peuvent servir à améliorer l’enseignement.

Avant d’aborder le sujet, il me semble utile, pour le lecteur qui ne la connaîtrait pas, de présenter la linguistique de l’acquisition dans laquelle s’inscrit l’approche de cette étude. Suivront ensuite un bref exposé sur les activités métalinguistiques dont fait partie la catégorisation, qui sont des activités cognitives importantes dans l’acquisition d’une langue étrangère par l’adulte. Une précision sur l’objet de cette étude terminera cette introduction.

 

1. Brève présentation historique de la recherche sur l'acquisition de langues étrangères

L'analyse contrastive (des systèmes de la langue cible et de la langue source) et l’analyse des erreurs en didactique de langues étrangères avaient pour but d'anticiper les erreurs des élèves et ainsi de mieux enseigner la langue étrangère. L'article de Corder paru en 1967 (1980, trad. fr.) a marqué un grand tournant dans l'analyse des productions de l'apprenant dans cette orientation. Dans son article, Corder a proposé un changement radical de point de vue vis-à-vis des erreurs de l'apprenant, en postulant l'existence de règles dans la langue de l'apprenant, basée sur l'observation des régularités dans les erreurs des apprenants. Toute langue a des règles, et peut être décrite. Même s'il n'est parlé que par une seule personne (d'où le nom ‘dialecte idiosyncrasique’ qu'a proposé Corder), le langage d'un apprenant se voit ainsi octroyé le statut de langue, par le fait d'existence de règles, donc, de systématicité. Cette langue de l'apprenant, communément appelée par la suite interlangue après Selinker (1972), peut, dans cette logique, faire l'objet d'une description digne de toute autre langue.

La différence fondamentale de cette idée est qu'elle est orientée non vers les systèmes de langues en contact, extérieurs de l'apprenant, mais qu'elle est orientée vers ce qu'en fait l'apprenant, en mettant celui-ci au centre de l’apprentissage. L'apprenant est vu comme un sujet actif qui assimile les données à sa manière et qui développe sa compétence en langue étrangère selon sa propre logique. Cette grille personnelle d'analyse de l'input peut le conduire parfois à “créer” des règles, qui, aux yeux des natifs ou des enseignants, sont des fautes à ne plus produire. Cette créativité est interprétée comme un reflet du mécanisme d'apprentissage, et les erreurs, comme les signes des règles plus ou moins systématiques, élaborées par l'apprenant. Cette nouvelle vision des erreurs de l'apprenant a donné lieu à la naissance d'un nouveau domaine en linguistique, la linguistique de l'acquisition (Pujol et Véronique, 1991).

Dans ce domaine relativement jeune, les chercheurs ont essayé, depuis, à travers la description et l'étude de l'interlangue, de dégager les processus mentaux de l'apprenant, et leur interaction avec l'environnement linguistique. Les questions qu'on se pose tournent autour de quelques grands axes : la systématicité de l'interlangue, les processus cognitifs sous-tendant l'acquisition de la langue étrangère, la représentation métalinguistique, et le rôle de l'interaction dans l'acquisition (Véronique, 1996-1997)[1].

On peut noter que la visée didactique n'est pas la préoccupation centrale de ces recherches. Ce point peut être à l'origine de quelques malentendus que pourraient soulever les didacticiens et les enseignants en abordant pour la première fois ce domaine. Mais l'attente des enseignants de “profiter” de ces recherches, et bénéficier de ses retombées didactiques est bien légitime. D'ailleurs pour Vogel, sans cette idée d'application, la théorie n'a pas de raison d’être : «l'analyse des interlangues n'a d'autre fin que de répertorier et de comprendre les processus de planification et de traitement des informations qui déterminent l'acquisition des L2 en vue d'élaborer des aides destinées à améliorer la performance de ces processus d'apprentissage» (Vogel 1995 : 21). Ce pragmatisme est relativement absent dans les recherches francophones. La connexion de la linguistique de l'acquisition et la didactique doit faire ainsi l'objet de recherches à part, en intégrant dès le départ cet objectif. Quelques recherches dans ce sens ont fait une timide apparition. La double orientation scientifique et didactique (comprendre les processus cognitifs de l'apprentissage et aider l'apprenant) est l’approche adoptée dans cette étude.

 

2. Activités métalinguistiques : condition de l’acquisition de certains faits linguistiques et d’un certain niveau

Avant d'aborder l'étude des activités de catégorisation chez nos apprenants coréens de français, il me semble utile de faire une mise au point sur les activités métalinguistiques en général chez des apprenants et des locuteurs.

Plusieurs chercheurs avancent l’idée que l'activité métalinguistique est omniprésente lors de l'appropriation d'une langue étrangère (De Pietro, Matthey et Py, 1988, Porquier et Vivès, 1993, Vasseur et Arditty, 1996, Trévise, 1993, 1994, 1996). Ce caractère n'est pas spécifique à la situation de communication dite exolingue[2] (Porquier, 1984) et d'apprentissage d'une langue étrangère. Comme le dit à juste titre Trévise (1994), cette activité métalinguistique se manifeste, aussi bien dans une interaction entre natifs (cf. Authier-Revuz, 1993) que chez les enfants apprenant leur langue maternelle (Bonnet et Gardes-Tamine, 1985). Seulement, on peut supposer avec Vasseur et Arditty (1996) que dans le cas d'un adulte acquérant une langue étrangère, on peut observer des situations qui ont un « effet grossissant » de cet aspect de l'activité langagière, où cette activité métalinguistique apparaît d’une façon plus importante. Le travail métalinguistique est ainsi inhérent dans l’acquisition. Mais certains disent que c’est une condition nécessaire à l'acquisition d'une langue étrangère (Gauthier, 1982, Py, 1984, Arditty, 1991, Vasseur, 1992).

Le degré de la nécessité du travail métalinguistique me semble varier selon les types de connaissances linguistiques à acquérir dans la langue cible. L’acquisition par seuls contacts avec les natifs, étudiée longitudinalement dans le grand projet de la Fondation européenne de la science (Perdue, 1984), montre que les sujets enquêtés peuvent aboutir B un certain niveau de compétence, qui leur donne une relative indépendance linguistique, et cette compétence concerne un certain nombre de faits linguistiques répertoriables. Mais pour dépasser ce niveau, appelé la variété de base, et pour acquérir certains autres faits linguistiques qui restent à déterminer, les activités métalinguistiques conscientes me semblent nécessaires : dans le contexte dit naturel, l’apprenant doit chercher lui-même dans l’input les règles sous-jacentes au système de la langue cible, et même dans le cas du contexte institutionnel, l'apprenant n'a que l'embarras du choix en ce qui concerne les objets d'acquisition qu'il doit traiter tout seul pour les acquérir.

 

3. Catégorisation, activité cognitive mise en œuvre dans l’acquisition de langues

La considération de l'apprenant comme lieu d'émergence et de développement de règles linguistiques ne signifie pas l'ignorance de l'influence de nombreux facteurs extérieurs et aussi internes, comme le contexte d'apprentissage (lieu et méthodes d'apprentissage, types d'input auquel l'apprenant a accès), et la motivation de l'apprenant ainsi que sa représentation de l'apprentissage et de la langue cible. L'acquisition d'une langue étrangère est un processus complexe dans lequel interviennent nombreux facteurs d'ordre socio-cognitif différents. Pour Germain, le facteur interne, c'est-à-dire cognitif, joue un rôle plus important dans l'acquisition : «apprendre une L2 ne consiste pas (...) à former simplement un ensemble d'habitudes. Il s'agit d'un processus beaucoup plus complexe et créateur, davantage soumis à des mécanismes internes du sujet apprenant qu'à des influences externes» (Germain 1993 cité dans Béacco 1993 : 53).

Le cadre cognitif étant choisi, la délimitation du champ d'observation est nécessaire, car les activités cognitives sont nombreuses. L’aspect cognitif observé dans cette présente étude est le travail métalinguistique qu'effectue l'apprenant dans son acquisition du système linguistique formel et conceptuel de la langue cible. Quand un adulte, ayant déjà acquis un ou plusieurs systèmes linguistiques, aborde une langue étrangère en vue de son acquisition, il procède, avec plus ou moins de conscience, à différentes activités cognitives et métalinguistiques, qui peuvent s'appliquer à différents niveaux linguistiques : segmentation, différenciation, association, généralisation, catégorisation, induction, déduction, etc. Ces activités se déploient et s'observent d'une manière plus manifeste quand il s'agit des phénomènes linguistiques que les apprenants n'ont pas appris dans une classe de langue, ou dans un manuel. Ou, même si c'était le cas, qu'ils n'ont pas compris parfaitement. Dans ces cas, c'est à eux seuls qu'incombe la compréhension des phénomènes.

Ces zones nous offrent ainsi un terrain propice d’observation de ces activités, et quelques unes de ces zones “obscures” ont constitué nos listes de questions posées à nos apprenants coréens de français. Leurs verbalisations métalinguistiques ainsi recueillies forment notre corpus, et on s'intéressera plus particulièrement à la catégorisation, l'une des activités cognitives fondamentales dans l'apprentissage. On notera notamment la recherche de catégories suscitée par l'enquêteur, et les types de catégories, supposées pertinentes, qui leur permettent de distinguer certaines expressions qui offrent une alternative dans leur emploi.

 

Présentation de l'étude

1. Méthode de l'enquête

Le corpus qui est utilisé ici est constitué de verbalisations ou de commentaires métalinguistiques (en français) de quelques coréens, B qui j'ai proposé de parler de certains faits grammaticaux qui semblaient analysés et maîtrisés partiellement. Au moment du recueil du corpus, ils séjournaient en France depuis entre huit mois et quatre ans et avaient suivi des cours de langue, soit en Corée, soit en France, ou les deux. Leur âge variait entre vingt trois et trente quatre ans.

Leur demander de tenir un discours métalinguistique peut relever de deux situations d'enquête selon que l’apprenant possède ou non une représentation par rapport B la question posée. Dans le cas où le thème présenté a déjà Jté remarqué, pensé ou analysé par l’apprenant, il peut faire part, dans l'enquête, des observations qu'il avait déjà faites. Les interventions de l'enquêteur consisteront en des demandes de précisions pour mieux comprendre la conceptualisation de l’apprenant. Mais l’apprenant peut se retrouver également devant un objet auquel il n'a pas forcément prêté attention, et sur lequel l'enquêteur lui demande de réfléchir. Dans ce cas, pour susciter et faciliter la réflexion de l’apprenant, la participation de l'enquêteur s'avère nécessaire (les idées viennent souvent au cours de l’échange). Les données ainsi obtenues montrent souvent un travail bien particulier, dans lequel on peut observer tout un itinéraire de réflexion menée pas B pas par les deux protagonistes.

Dans les catégories utilisées par l’apprenant, je distinguerai les :

1. Catégories traditionnelles utilisées par l’apprenant

2. Catégories supplémentaires utilisées par l'apprenant

 

2. Analyse

2.1. Catégories traditionnelles utilisées par l’apprenant

J'appellerai catégories traditionnelles celles qu'on peut trouver dans la tradition grammaticale scolaire. Parmi elles, on trouve souvent les titres de chapitres des livres de grammaire : nom, pronom, adjectif, verbe, article, sujet, complément d'objet, pronoms relatifs, temps ; et les sous catégories éventuelles comme : pronom personnel, nom propre, verbe irrégulier, passé composé, etc.

L'informateur emploie bien sûr des catégories traditionnelles apprises dans la classe de langue seconde ou dans sa langue maternelle, qui constituent des unités de base dans leur réflexion métalinguistique. L’emploi de certaines de ces catégories communes aux deux langues, langue source et langue cible, peut éventuellement entraîner des interférences ou des conflits. Car sous les mêmes noms, elles peuvent avoir un fonctionnement différent.

Par exemple, dans le cas du français vers le coréen, l'idée de la catégorie adjectif en français se voit changée en une catégorie d'adjectif bizarre, « qui se conjugue comme un verbe ». Parce qu'en coréen, l'adjectif n'est pas, comme en français, une unité détachée de la copule. Il fonctionne comme un prédicat avec les marques nécessaires comme le temps (qui sont prises en charge par la copule en français).

Quelquefois quand une catégorie existe dans les deux langues, l’apprenant a tendance B considérer, pas toujours consciemment, qu'elle fonctionne de la même façon que dans sa langue maternelle. Par exemple, une informatrice a écrit dans une rédaction la phrase suivante Les incidents sont commencés depuis deux semaines. Le professeur a corrigé Les incidents ont commencé. L’apprenant dit qu'elle a mis la phrase au passif. En coréen, le verbe commencer, utilisé tout seul sans extension comme commencer B (infinitif), demande un sujet animé. Si le sujet est inanimé, le verbe commencer prend un suffixe ajouté B la racine du verbe, qui est interprété par les Coréens comme une marque de passif. De même, une autre informatrice a écrit mon oral ne s’avance pas corrigé en mon oral n'avance pas. D'une façon générale, le sujet inanimé est traduit par une passivisation en français, perçue comme l'équivalent de l'ajout du suffixe coréen, notamment sous ces deux formes.

Ce point montre un aspect de l'interférence qui consiste B concevoir le message d’abord en langue maternelle et l’habiller ensuite en langue étrangère, avec l’implication de transfert de catégories. Les difficultés rencontrées par les apprenants d'une langue donnée, comme dans les exemples ci-dessus, peuvent permettre de mettre au jour le fonctionnement de catégories de la langue cible, qui n’étaient pas explicitées dans le cours de langue elle-même. Comme on ne peut pas tout expliciter a priori, les erreurs des apprenants peuvent fournir l'occasion d'apporter une précision ou de lever une ambiguïté sur ces catégories.

 

2.2. Catégories supplémentaires utilisées par l’apprenant[3]

Les catégories de deuxième niveau sont des notions qui sont tantôt nommées, tantôt paraphrasées, tantôt implicites. Ce sont ces notions, souvent sémantiques, qui sont apprises en classe (comme la durée opposée B un point dans le temps, l'opposition état/action, etc.), ou qui sont perçues, quelques fois inconsciemment, comme pertinentes par les informateurs (l'opposition animé/inanimé, la fréquence [c'est-à-dire l'aspect], etc.), auxquelles ils ont recours, quand les catégories traditionnelles qu'ils ont apprises dans la classe de langue ne leur suffisent pas.

Les catégories utilisées par l’apprenant correspondent non seulement B son procédé de compréhension du fonctionnement d'un phénomène linguistique, mais aussi B sa capacité d'exprimer ses réflexions métalinguistiques. Alors comment se manifestent plus précisément ces catégories dans ses verbalisations ?

Par exemple, dans l'apprentissage des pronoms français, le premier critère qu'applique spontanément un apprenant coréen, est celui des catégories humain/non humain qui opposent les pronoms coréens. L'apprentissage des pronoms français est parfois retardé B cause de la résistance au fait qu'en français, les pronoms il(s) et elle(s) peuvent s'appliquer indifféremment B un être humain et B un objet.

Souvent les catégories ou notions apprises qui sont censées être opérationnelles ne le sont pas suffisamment. Le temps en est un bon exemple. Pour comprendre le fonctionnement des catégories du temps en français, comme le passé composé, l'imparfait, l’apprenant peut s'aider des notions utilisées par l'enseignant, comme la durée et la brièveté. Mais ces notions sont sujettes B une interprétation personnelle et ne sont pas suffisamment opérationnelles. Voyons un exemple d'exercice dont la consigne Jtait de mettre le verbe entre parenthèse B la bonne forme temporelle, pour la phrase suivante :

Quand il a ouvert la porte elle lui (sourire) et lui a dit : je t'attendais.

L'informatrice a mis le verbe sourire B l'imparfait et justifie son choix en disant que le sourire c'est quelque chose qui dure un peu. Elle entendait bien que le sourire a lieu après l'ouverture de la porte. Ce qui a déterminé chez elle le choix de l'imparfait Jtait bien la notion de durée qui primait sur la succession des deux actions en question. Nous constatons là que certaines catégories (la durée) ont tendance à être privilégiées, au détriment des autres (la notion apprise d’action successive). Ce phénomène montre que les catégories connues concernant un fait linguistique, ne sont pas toutes traitées dans une prise de décision.

L’apprenant invente aussi ses propres catégories, souvent ad hoc, comme dans l'exemple de l'opposition : une boîte d'allumettes/* une boîte des bijoux. Dans le premier cas (sans erreur) une informatrice justifie l'absence d'articles après la préposition “de” par l'uniformité des allumettes, alors que les bijoux sont différents. Ou bien, l'apprenante justifie B la fois un verre de vin/un verre du vin, le premier désignant le contenant, le second l'usage (en fait, un verre B vin).

Pour la même informatrice, dans les expressions une table de salon et la table du salon, de salon (sans article) indique « n'importe quel salon », alors que du salon désigne un « salon qu'on connaît déjà ». En même temps, pour l'expression table de salon, elle dit que « ce qui est important ici (ce que je veux désigner), c'est la table et ce n'est pas le salon ». De même, dans son interprétation d'autres expressions telles que le rois de France (tous les rois de France : à comprendre [n’importe quel] rois, mais de France) et le roi de la France (un roi d'une époque précise, comme Louis XIV, Charles V), la perception de différence de sens réside dans sa connaissance dune autre fonction de l'article défini, qui désigne « quelque chose de précis ».

Une autre informatrice conçoit la différence entre le passé composé et l'imparfait comme une question de fréquence : le passé composé marque un événement qui a eu lieu une seule fois dans le passé (pour la phrase déjà étudiée ci-dessus, Quand il a ouvert la porte elle lui (sourire) et lui a dit : je t'attendais, elle explique qu’« il a ouvert la porte une fois, et lui a dit quelque chose une fois »), et l'imparfait, un événement qui a eu lieu plusieurs fois ou habituellement. Cette opposition peut s’accompagner d’autres catégories telles que état continu/ action brève (pour la phrase Je dormais quand mon fils m’a téléphoné d’Australie hier soir, dormais est un « état continu », et a téléphoné : « dans le passé, son fils a téléphoné une fois et tout à coup »).

Cette opposition s’observe également chez une autre informatrice, pour qui l’imparfait désigne l’état, et le passé composé, l’action. D’ailleurs, cette apprenante avance l’hypothèse que, quand une action est à l’imparfait, « l’action dure jusqu'à maintenant » (jusqu’au moment d’énonciation), comme je t’attendais dans Quand il a ouvert la porte, elle lui a souri et lui a dit : je t’attendais. Et quand une action est au passé composé, « l’action ne dure pas jusqu'à maintenant », comme je t’ai attendu dans la même phrase, Quand il a ouvert la porte, elle lui a souri et lui a dit : je t’ai attendu. On constate la complexité de cette catégorisation, qu’on peut interpréter aussi comme une stratégie de compréhension et de production, qui met en relation trois éléments, l’imparfait, l’état/l’action, et leur durée par rapport au moment d’énonciation. A ma question, elle dit avoir trouvé cette catégorie elle-même par expérience.

Dans l'exemple, Mon oral n'avance pas/ne s’avance pas, une informatrice justifie les deux cas par l'idée d'effort et de but pour le premier et d'absence d'effort (écoulement) pour le second. Elle dit qu’on emploie avancer, quand cette action nécessite des efforts vers un but, et s’avancer, quand ceux-ci ne sont pas nécessaires. Les deux cas (avancer/s’avancer) existent en français, mais le second cas, les soldats s’avancent, la nuit s’avance, n'est pas expliqué mais seulement illustré par deux exemples dans un dictionnaire (franco-coréen).

Pour que ces critères notionnels, appris ou créés, évoluent dans leur dimension générative, les apprenants devraient les tester sur d’autres exemples qu’ils rencontrent. La non systématicité de traitement pour les catégories créées, la discontinuité de conscience linguistique suivant le temps, et l’objet linguistique, ajoutées du problème de quantité de problèmes à résoudre, rendent difficile la tâche d’acquisition, digne du linguiste, qui demande une grande persévérance. C’est en partie pour cette raison que l’acquisition d’une langue étrangère est « un vrai travail long et laborieux » (Klein 1986/1989 trad. fr.).

 

Conclusion

L'apprentissage consiste, en terme de catégorisation, à trouver des catégories de plus en plus pertinentes qui puissent couvrir un nombre de plus en plus grand d'expressions. Ainsi la compréhension deviendrait-elle plus exacte, et le message que veut communiquer l'apprenant dans la production correspondrait de plus en plus à la norme de la langue cible.

Or les difficultés des apprenants sont bien la recherche des catégories adéquates, quand celles-ci ne sont pas données, comme on l'a vu pour la notion d'aspect. Mais ces catégories ne couvrent pas toutes les situations, qui, dans la pratique dans le milieu “naturel” et dans les dictionnaires, sont souvent présentées par des exemples, sans explicitation de catégories pertinentes. De plus, dans un contexte institutionnel, les enseignants s’y réfèrent assez peu, et sont souvent incapables d'expliquer certaines difficultés aux apprenants étrangers qui ont du mal B décider de l'emploi entre deux expressions, comme celles que nous avons vues. Dans cette situation, c'est bien l'apprenant lui-même qui doit extraire de l'input qu'il reçoit ces catégories nécessaires. Quand il existe une alternative, le problème que rencontrent l’apprenant et l'enseignant est alors, soit la distinction de catégories linguistiques opératoires, soit l'apprentissage et l'enseignement au cas par cas. Cette dernière méthode correspond à l’apprentissage en milieu naturel ou à l’approche communicative. Comment peut-on franchir des étapes dans l’acquisition sans considération consciente de critères ? Les cas eux-mêmes sont utilisés comme des paradigmes (conscients ou inconscients) qui permettent la généralisation, et la prise en compte des contraintes de généralisation constitue une opération consciente.

En ce qui concerne les comportements réflexifs de nos informateurs dans la situation denquête, il ne me semble pas qu’ils soient très différents de leur raisonnement dans le processus réel d’acquisition. Nous avons noté que, en ce qui concerne les catégories apprises, la plupart du temps, une seule opposition catégorielle était à l’origine de distinction entre deux alternatives, alors qu’ils disposaient d’autres catégories qui pouvaient être prises en compte en même temps : par exemple, pour l’emploi de l’imparfait ou du passé composé,  une seule opposition parmi état/action, durée/brièveté, ou fréquent/unique sert de critère.  Quelquefois nous avons observé des amalgames entre ces catégories : par exemple, la notion détat est interprétée comme un état continu, la notion daction, comme une action  brève, et la brièveté, comme une occurrence unique.

Le recours au métalinguistique ne fait pas toujours l’unanimité, aussi bien dans une approche théorique que didactique (cf. approche communicative). Mais l'opposition, de la part des linguistes ou des philosophes phénoménologiques, au rôle des catégories, en tant qu'unité de manipulation métalinguistique, doit plutôt se fonder sur l'apprentissage de la langue maternelle. Cette opinion peut trouver son origine dans le mode d'enseignement de langues qui a lieu aux USA, dans les pays anglophones, et, à un moindre degré, en Corée, pour l'enseignement du coréen.

Mais pour s'approprier une langue étrangère, l’apprenant aura sans aucun doute besoin de catégories qu'il rencontrera au moins par la confrontation avec sa langue maternelle. Par exemple, un français apprenant le coréen se dira qu'en ce qui concerne l'ordre des mots, en coréen, le verbe est B la fin, et qu'il y a des particules fonctionnelles. Et un coréen apprenant le français se dira qu'en français, il y a le genre, et des déterminants ou articles qu'il n'observe pas en coréen. Même si ces apprenants ne connaissent pas les mots grammaticaux correspondants, ils effectueront à une catégorisation en se référerant à ces catégories, désignées avec leurs propres mots. R. L. Wagner a justement rappelé que «Les premières grammaires [françaises] ne furent pas composées en France pour des Français, mais hors de France pour des étrangers » (1968 : 2).

Il arrive que cette catégorisation, qui incombe souvent à l'apprenant à la merci de l’input, existe explicitement dans le système même de la langue. Dans ce cas, ce n’est pas l’apprenant qui trouve les catégories sous-jacentes, mais c’est la langue qui impose ses catégories : par exemple, la langue coréenne est caractérisée, entre autres, par une sur-catégorisation qui apparaît dans les classificateurs numériques qui distinguent la nature de certains objets comptés, un peu comme les fameuses catégories de Borges[4] (en coréen, les mots comme livres et cahiers, arbres, fleurs, animaux, êtres humains, crayons, maisons, machines, etc. nécessitent, après les numériques, un classificateur correspondant). Par opposition, on observe aussi des phénomènes de sous-catJgorisation dans le cas de certaines langues qui comptent selon le principe un, deux, trois, ..., beaucoup.

Observons aussi finalement que ce recours aux catégories est d’autant plus probable que l’apprenant a été longuement scolarisé. Une enquête complémentaire, pour valider le rôle du phénomène des catégories métalinguistiques, devrait étudier plus précisément, soit des apprenants non-scolarisés, soit ceux qui l’ont été dans des pays qui accordent moins d’importance à la grammaire. Les apprenants anglophones apprenant une langue étrangère, ou les jeunes apprenants coréens dans des pays anglophones, qui n’ont pas appris une langue étrangère en Corée, pourraient constituer une population appropriée.

 

 

 



BIBLIOGRAPHIE

 

ARDITTY Jo, 1991, « Atelier métalangage et grammaticalisation, synthèse des discussions », Acquisition et enseignement/apprentissage des langues, Actes du VIIIe Colloque International, Acquisition d'une langue étrangère : perspectives et recherches, p.411-415.

 

AUTHIER-REVUZ Jacqueline, 1993, « Les non-coïncidences du dires et leur représentation méta-énonciative. Etude linguistique et discursive de la modalisation autonymique. Thèse de Doctorat d’Etat, soutenue le 16 mai 1992 à l’Université de Paris VII », Linguisticæ investigationes, XVII, 1, p.239-252.

 

BEACCO Jean-Claude, 1993, « Cultures grammaticales et demande métalinguistique », Etudes de linguistique appliquée, 92, p.51-64.

 

BONNET Clairelise, GARDES-TAMINE Joëlle, 1985, Quand l'enfant parle du langage : connaissance et conscience du langage chez l'enfant, Liège, Mardaga.

 

CORDER S. Pit, 1980 (1967), « Que signifient les erreurs des apprenants ? », Langages, 57, p.9-15. (texte original : « The signifiance of learners' errors », International Review of Applied Linguistics, V, 4, p.161-170).

 

DE PIETRO Jean-François, MATTHEY Marinette, PY Bernard, 1988, « Acquisition et contrat didactique : séquences potentiellement acquisitionnelles dans la conversation exolingue », Actes du 3e Colloque Régional de Linguistique, Strasbourg, Université des sciences humaines et Université Louis Pasteur, p.99-124.

 

ECO Umberto, 1994, La recherche de la langue parfaite, Paris, Seuil.

 

GAUTHIER André, 1982, « Catégories grammaticales et apprentissage d'une langue étrangère. A propos de l'article de J. Giacobbe et M. Lucas », Encrages, p.128-130.

 

KLEIN Wolfgang, 1989 (1986), L’acquisition de langue étrangère, Paris, Armand Colin. (titre original : Second Language Acquisition, Cambridge University Press).

 

PERDUE Clive, 1984, Second Language Acquisition by Adult Migrants. A field Manual, Rowley (Mass.), Newbury House.

 

PORQUIER Rémy, 1984, « Communication exolingue et apprentissage des langues», Acquisition d'une langue étrangère III, Actes du 5e Colloque international, Acquisition d'une langue étrangère : perspectives et recherches, Encrages, n/ spécial, p.17-47.

 

PORQUIER Rémy, VIVES Robert, 1993, « Le statut des outils métalinguistiques dans l'apprentissage et l'enseignement au niveau avancé », Etudes de linguistique appliquée, 92, p.65-77.

 

PUJOL Mercé, VERONIQUE Daniel, 1991, L'acquisition d'une langue étrangère : recherches et perspectives, Cahiers de la section des sciences de l'éducation. Pratiques et théories, 63.

 

PY Bernard, 1984, « Présentation de l'Atelier A ‘Interlangue et communication’ », Acquisition d'une langue étrangère III, Actes du 5e Colloque international, Acquisition d'une langue étrangère : perspectives et recherches, Encrages, n/ spécial, p.11-16.

 

SELINKER Larry, 1972, « Interlanguage », International Review of Applied Linguistics, X, 2, p.209-231.

 

TREVISE Anne, 1993, « Acquisition / apprentissage / enseignement d'une langue 2 : modes d'observation, modes d'intervention », Etudes de linguistique appliquée, 92, p.36-50.

 

- 1994, « Représentations métalinguistiques des apprenants, des enseignants et des linguistes : un défi pour la didactique », Bulletin suisse de linguistique appliquée, 59, p.171-190.

 

- 1996, « Réflexion, réflexivité et acquisition des langues », Acquisition et interaction en langue étrangère, 8, p.5-39.

 

VASSEUR Marie-Thérèse (avec la collaboration de J. Arditty), 1992 (inédit), « Les activités réflexives en situation de communication exolingue : 10 ans de réflexion », Projet de contribution au livre du Réseau Européen sur l'Acquisition des langues, proposé à la discussion en atelier au 4e Colloque du Réseau, Lyon-L'Arbresle, 28/09-02/10. 1992.

 

VASSEUR Marie-Thérèse, ARDITTY Jo, 1996, « Les activités réflexives en situation de communication exolingue : réflexions sur quinze ans de recherche », Acquisition et interaction en langue étrangère, 8, p.57-87.

 

VOGEL Klaus, 1995 (1990), L'interlangue. La langue de l'apprenant, Toulouse, Presses universitaires du Mirail (titre original : Lernersprache, Linguistische und psycholinguistische Grundfragen zu ihrer Erforschung, Tübingen, Gunter Narr Verlag).

 

WAGNER Robert-Louis, 1968, La grammaire française, Tome 1, Paris, SEDES.

 



[1] Véronique, Daniel (1996-1997) : Cours de diplôme d’études approfondies à l'Université de Paris III, Didactologie des langues et des cultures, “Acquisition et apprentissage de langues secondes”.

[2] Cette situation d'interaction désigne « celle  qui s’établit par le langage par des moyens autres qu’une langue maternelle éventuellement commune aux participants », qui renvoie à une situation où « les participants ne peuvent ou ne veulent communiquer dans une langue maternelle commune (soit qu’ils n’aient pas de L1 commune, soit qu’ils choisissent de communiquer autrement) » (Porquier 1984 : 18-19).

[3] Les notions catégorielles seront marquées par les caractères gras et italiques.

[4] «Et Jorge Luis Borges dans Otras inquisiciones. C'est précisément dans ce petit texte qu'il va inventer la classification chinoise que Michel Foucault place dans Les Mots et les Choses (1966, préface, p. 7). Dans une certaine encyclopédie chinoise intitulée Marché céleste des connaissances bénévoles, il est écrit que les animaux se divisent en : (a) appartenant B l'Empereur, (b) embaumés, (c) apprivoisés, (d) cochons de lait, (e) sirènes, (f) fabuleux, (g) chiens en liberté, (h) inclus dans la présente classification, (i) qui s'agitent comme des fous, (j) innombrables, (k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau, (1) et caetera, (m) qui viennent de casser la cruche, (n) qui de loin semblent des mouches”. » (U. Eco, 1994 :  239).



Amsterdam 1997 Ela 1997 Ecole 1997 Bruxelles 1998 Elca 1999 Focal 1999 Marges 2002 Paris 2005

Accueil Articles Equipes Thèse CV Perso Liens